Gestes et savoir faire du boulanger
Dans les boulangeries bien achalandées, les fournées de pain nécessitaient la participation de plusieurs ouvriers : le "brigadier" se chargeait de faire chauffer le four, pendant que le "gindre" opérait le pétrissage.
Le boulanger procédait au moulage dès que la pâte, ayant levé, était versée sur la planche . Il en puisait ne poignée dont, à l'oeil, il appréciait le juste poids.
Il la roulait en un "pâton", un boudin long d'une trentaine de centimètres, qu'il couchait dans un banneton d'osier garni d'une toile de jute poudrée de farine.
Pour obtenir les fendus, du pouce il en creusait le centre, farinait le creu au gruau de seigle, étalait avec un manche à balai en guise de rouleau. Après quoi, il repliait les côtés à l'intérieur, puis couchait le pâton dans son paneton, le trou au fond Quand il culbutait ce pâton sur la pelle, au moment d’enfourner, la fente se retrouvait au-dessus. Le pain s 'ouvrait en cuisant. Au moindre doute sur la température du four, le boulanger procédait à une vérification facile: il posait un papier sur la pelle et il le glissait dans le four pendant deux ou trois secondes. Un papier juste roussi indiquait un contrôle concluant ; mais un papelard qui s'enflammait, dénonçait un four trop brûlant.
Les événements se précipitaient soudain. Le gueulard (bouche de chauffage, en fonte, communiquant avec le foyer) était démonté à l'aide du tisonnier, puis remplacé par une écuelle en fer blanc remplie d'eau, le "gébat", qui dégagerait assez de "buée" pour éliminer toute trace de fumée à l'intérieur du four. Un rapide essuyage à l'écouvillon ôtait les scories cendreuses. Il convenait de se hâter avant que le four ne s'attiédisse. Le boulanger; l'ouvrier et le mitron associaient leurs gestes en un automatisme fébrile, que rythmaient le martèlement du contrepoids et les béances du panneau métallique qui muselait le four.
À chacun de ses bâillements, la gueule d'enfer expectorait une bouffée terrible qui embrasait jusqu'au tréfonds du fournil. L'un saupoudrait de fleurage la large pelle de bois, sur laquelle l'autre démoulait les bannetons, pendant que le troisième griffait les pâtons avec le couteau qu'il tenait à disposition entre ses lèvres. On enfournait. Une saccade brutale, et chaque pâton se décollait de la pelle pour glisser à l'endroit qui lui était assigné, tandis que le manche démesuré de l'outil filait déjà entre les mains qui le tiraient en arrière.
Dans le fournil, les ouvriers se méfiaient de la brusquerie avec laquelle un boulanger maniait sa pelle. La cuisson d'une fournée durait de vingt à trente minutes. C'était au nez qu'on en évaluait la bonne conduite. Le défournement ne nécessitait pas plus de temps que l'opération inverse en avait pris : il fallait se dépêcher afin d'éviter les revers de chaleur qui brunissaient les croûtes au lieu de les dorer. Sept ou huit fournées étaient menées pendant la nuit. La dernière achevée, on nettoyait le four à l'aide d'un vieux sac lié en bouchon au bout d'une perche.
À la boutique, le pain était vendu au poids. Bien que d'identique pesée avant l'enfournage, les pâtons s'allégeaient différemment durant la cuisson. Les grammes fondaient sous les températures trop poussées. Les pains, plus ou moins lourds, ne valaient pas le même prix, d'ou la nécessité d'un nouveau pesage à la vente, sur la balance, devant le client, afin d'éviter toute contestation.
Une boulangerie rurale proposait aussi des biscottes, des gâteaux secs, des sucettes et des bonbons. À ce rayon de confiserie s'ajoutèrent des paquets de café, des boîtes de pâtes, des tablettes de chocolat. Cet assortiment permettait de dépanner les habitués sans causer préjudice à l'épicerie voisine.
Le mode de paiement "à la taille" était une sorte de crédit que la plupart des boulangers accordaient à leurs clients. Il s'agissait de deux bâtonnets identiques qu'on nommait les tailles ici. les coches ailleurs. Afin d'éviter tout litige, le commerçant gardait l'une et le débiteur conservait l'autre. À chaque pain fourni et emporté, chacune des baguettes recevait une encoche supplémentaire. En fin de mois, le boulanger comptait les marques et calculait ce que le client lui devait. Dès que celui-ci avait payé, le boulanger commençait de nouvelles tailles pour un autre crédit mensuel.
Croyances et supertitions
Croyances
À manger du pain, une oie perdait ses plumes, tandis qu'un âne, en Provence, devenait amoureux. Le jeudi saint, les Bretons pendaient une grosse miche à la poutre maîtresse de leur logis et l'y laissaient jusqu'à la semaine pascale suivante : en absorbant les mauvais airs, elle protégeait des pandémies la maisonnée.
Superstitions. Poser un pain à l'envers, sur la table familiale, attirait le malheur sur la maison, car l'inconvenance invitait le diable à prendre pension; cette vieille peur renvoyait aux temps où les boulangers mettaient à part, la croûte en dessous, les miches destinées au bourreau et aux fabricants de cordes. La même négligence attirait la pluie en Bretagne, faisait pleurer la Sainte Vierge en Normandie, mettait de la pourriture dans la mie à Paris. Une jeune Alsacienne se gardait de torcher une casserole avec du pain, par crainte d'avoir un mari qui ne lui conviendrait pas..
Le s traditions autour du pain
Le pain quotidien, si souvent réclamé dans les prières, avait évidemment une valeur sacrée. Avant de l 'entamer, tout paysan dessinait dessous, de la pointe du couteau, un large signe de croix.. Dans les Hautes-Vosges, au début d'un repas de noces, une invitée enceinte (s'il s'en trouvait une dans l'assistance) offrait à la mariée un quignon de pain sur lequel elle dessinait un signe de croix, disant: " Puisse‑t-il vous faire autant de profit qu'à moi !"
En Poitou, le "pain de calendre" désignait une grosse miche qu'on cuisait la veille de Noël. Le grignon était sanctifiée par trois croix, tracées sur la croûte à la pointe du couteau, et pieusement conservé comme remède miracle au fond de la maie. La maisonnée se partageait le restant de la miche pendant le repas du 25 décembre. Quand ils ne s'appréciaient guère, les Beaucerons se souhaitaient les voeux de nouvel an par cette formule peu amène : "Bonne année
de pain tendre ! Que la mie t'étouffe, que la croûte t'étrangle !"
À l'église. Celui qui offrait le pain bénit, le payait de sa bourse. C'était à chacun son tour, dimanche après dimanche. Des bonnes femmes peu argentées devaient se cotiser pour ne pas louper leur part de Paradis. Deux enfants de choeur portaient l'offrande sur un brancard d'épaule, le bedeau d'un côté et le présentateur de l'autre. Le prêtre célébrait l'offertoire, puis rompait le pain qu'il partageait en trois grignes : l'une pour lui, la seconde pour la famille qui assurerait la prochaine donation, la troisième pour le garçon qui présentait . En certaines paroisses, selon une habitude ancienne auquel nul ne trouvait à redire, le pain bénit prenait un petit goût de gâteau: il était fait d'une pâte briochée ou feuilletée. Sans aller jusqu'à multiplier les pains,, il n’y a rien de sacrilège à servir la messe en l’agrémentant de bonnes choses ; cela contribue au contraire à nourrir la piété des fidèles.