
En ce qui concerne Eugène Varlin, il n'y a pas d'erreur. Avec son insolence habituelle, le jeune homme se promène rue Lafayette, au soir du dimanche de la Pentecôte, lorsqu'il est reconnu par un prêtre qui appelle les sergents de ville les plus proches. Aussitôt appréhendé, entouré par la foule, il est entraîné en direction de Montmartre. Comme pour les otages, son bref calvaire commence. Il gravit la Butte « sous les insultes, les crachats et les coups ». Il est ensanglanté, un oeil pend hors de l'orbite. On le conduit rue des Rosiers, où fonctionne une cour prévôtale qui donne l'ordre de le fusiller. La foule, ravie de tenir une proie, l'entraîne en vociférant vers le mur d'un jardin. Le capitaine d'artillerie Percin, futur général, qui assiste à la scène, ne peut s'empêcher de donner libre cours à son indignation: « Tas de lâches! crie-t-il.
C'est contre moi que vous auriez crié « A mort! » si, il y a quelques jours, j'étais tombé entre vos mains! »
Varlin est en si piteux état lorsqu'il arrive au lieu de son supplice, qu'il faut l'asseoir sur une chaise pour le fusiller.
La considérable influence du Figaro
On rassemble les innombrables cohortes de prisonniers qui prennent à pied la route de Versailles. Colonne après colonne, ils sont 39 000 que l'on dirige ainsi vers la justice. Leur arrivée dans la cité royale est un divertissement de choix. Là aussi, la populace les attend mais, attention, la populace en dentelles, la populace en redingote et chapeau haut de forme. On les insulte, on crie « A mort! ». De fines mains gantées ramassent la poussière pour la leur jeter à la face ou cassent des manches d'ombrelles sur les dos et les têtes. La presse a joyeusement couru au secours de la victoire. Elle réclame du sang, toujours plus de sang.
Le respectable Figaro demande à chacun de mettre la main à la pâte: « Il reste à M. Thiers une tâche importante, celle de purger Paris. Jamais occasion pareille ne se présentera pour guérir Paris de la gangrène morale qui le ronge depuis vingt ans. »
« Qu'est-ce qu'un républicain ? Une bête féroce. Allons, honnêtes gens, un coup de main pour en finir avec la vermine démocratique et internationale! Nous devons traquer comme des bêtes fauves ceux qui se cachent. Cela, sans pitié, sans colère, avec la seule fermeté qu'un honnête homme met à accomplir son devoir. »
L'influence du Figaro est considérable. Les honnêtes gens savent entendre son appel. 399 823 dénonciations pleuvent dans les jours qui suivent sur une police qui n'a jamais été à pareille fête. Il est vrai qu'un peu moins de 20 000 sont signées. Les autres ont sans doute oublié de s'acquitter de cette formalité. Parmi les personnes dénoncées, il n'y a pas que des « bêtes fauves ». Il y a bien aussi une bonne proportion de créanciers, de concurrents, d'oncles à héritage, d'amants ou de maris mais, en ces journées exaltantes, on n'est pas à une erreur judiciaire près! Témoin l'aventure de ce maire de Seine-et-Oise, que le général Zeller a retrouvée dans un journal local du siècle dernier. Le 24 mai, cet excellent homme, répondant à l'appel de Versailles, avait envoyé à Paris les pompiers de sa localité afin qu'ils participent à l'extinction des incendies. Sans nouvelles d'eux la semaine suivante, il devait les retrouver au camp de Satory, en instance de Conseil de guerre.
Fusillés... La bataille des chiffres

17 000 : C'est le chiffre traditionnel des
estimations du nombre de fusillés durant la Semaine
sanglante. L'historien de la Commune Prosper-Olivier
Lissagaray l'avança pour la première fois en 1876
s'appuyant sur un « aveu » fait par Félix Antoine Appert,
général versaillais, et ajoutant qu'il faut probablement
l'élever à 20000. Il s'agit donc d'une possible estimation
du nombre de ceux qui furent blessés mortellement ou
fusillés sommairement. C'est à ce chiffre que se réfère la
majorité des historiens au XXe siècle.
20 000 a 30 000 : C'est le nombre fixé
généralement par les historiens qui jugent que le chiffre
de 17 000 est sous-estimé. Jacques Rougerie le justifie
par exemple en le rapportant au nombre d'habitants à
Paris. Il y a en effet 180000 Parisiens de moins en 1872
qu'en 1870. En comptant le nombre de morts dus au
siège de la capitale, les morts de la guerre, l'exil des
ouvriers partis de Paris, les 40000 communards faits
prisonniers par Versailles, cela laisse, selon lui, une
estimation raisonnable de 20 à 30000 fusillés durant la
Semaine sanglante.
5 000 à 8 000 : C'est le nombre de victimes
estimé en 2012 par Robert Tombs, qui le révise
fortement à la baisse. Il n'y a selon lui aucune raison de
croire les estimations de Lissagaray. Pour ce faire, il
s'appuie sur les registres d'inhumation des 17 cimetières
de Paris entre le 20 et le 30 mai 1871, ainsi que sur les
rapports de service de voirie quant au nombre de corps
trouvés et enterrés dans Paris, les archives des hôpitaux,
des mairies ...
Déduisant de ces rapports le nombre de
morts civils ou militaires ayant pu être enterrés aux
côtés des communards, Robert Tombs affirme que
le nombre effectif de communards inhumés au sein
de la ville de Paris pendant et immédiatement après la
Semaine sanglante oscille entre 5 700 et 7 400.
Un chiffre qui conduit à déconstruire le mythe
de la violence absolue des Versaillais.
Trouvant ces chiffres trop bas, des historiens se sont
engagés dans l'exercice du décompte sur archives. Le
débat n'est pas clos. Mais tous s'accordent à reconnaître
l'ampleur du massacre et le caractère méthodique de la
répression versaillaise. Une véritable curée froide pour reprendre les mots de Louise Michel.

A Versailles, on entasse les prisonniers dans les écuries royales qui sont bientôt combles. On dirige la suite vers le camp de Satory, puis on commence à déporter le trop-plein vers les bastions et les pontons des ports de guerre. Les malheureux partent, chargés comme des bêtes dans des wagons de marchandises, en ce brûlant début d'été, sans nourriture, sans boisson. Dans l'un des convois, les occupants d'un wagon se mettent à hurler, au passage de La Ferté-Bernard. L'officier de police d'escorte donne l'ordre à ses hommes de tirer à travers la bâche. Bientôt, tout se tait, et le train repart.
Mais, ainsi que l'a proclamé Mac-Mahon le 28 mai, l'ordre de nouveau règne à Paris.
Le 20 juin, à Longchamp, 80 000 hommes défilent devant la tribune d'honneur où M. Thiers préside avec, à ses côtés, Jules Grévy, président de l'Assemblée nationale, entouré des membres du gouvernement et de 300 députés. Dans le ciel d'été, une folle acclamation vole vers le petit homme aux besicles lorsque, son chapeau haut de forme à la main, il s'avance pour féliciter le maréchal de Mac-Mahon qui, à cheval, vient lui faire l'hommage de la revue des troupes.