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Le gouvernement
du Front Populaire

La victoire, en 1936,
du Front Populaire

Le 4 juin, Léon Blum est appelé par le président Lebrun. Il lui faut composer un cabinet homogène, mais sans les communistes qui, tout en affirmant leur soutien, ont refusé toute participation. Il choisit de s'entourer de onze ministres d'obédience S.F.I.O. et de neuf appartenant au groupe radical et radical-socialiste.
Deux innovations marquent ce ministère : la première est l'attribution de sous-secrétariats d'Etat à Mmes Irène Joliot-Curie (Recherche scientifique), Suzanne Lacore, (Santé publique) et Cécile Brunschvicg, présidente de l'Union française pour le suffrage des femmes (Education nationale) : trois femmes qui, n'ayant pas le droit de vote, ne peuvent pas voter...
La seconde consiste en la création d'un sous-secrétariat d'Etat aux Sports et Loisirs, confié à Léo Lagrange. Qu'un domaine si « futile » devienne affaire d'Etat choque la droite qui le rebaptise le « ministère de la paresse ». Mais cette « nouveauté » va devenir la plus populaire du Front.

Le 24 mai 1936; commémoration des morts de la Commune

commémoration des morts de la Commune en mai 1936
« Ils sont morts pour la liberté, proclame Léon Blum. Ils sont morts pour la justice sociale. Ils sont morts pour la République. Ils sont morts pour tout ce que le Front populaire incarne. Les combattants héroïques des barricades ont payé de leur sang le salut de la démocratie. Une répression féroce les a décimés. Ceux qui avaient échappé aux exécutions sur place et aux fusillades méthodiques de Satory sont partis pour le bagne ou pour l'exil. On les croyait vaincus, extirpés à jamais. Mais ces vaincus étaient cependant les vainqueurs. Nous avons le droit d'invoquer aujourd'hui ces morts glorieux en leur disant : notre victoire est la vôtre. Vive la Commune! Vive le Front populaire! »
600 000 personnes se rendent en cortège au mur des Fédérés, au cimetière du Père-Lachaise. En tête marche Léon Blum, qui a troqué contre un élégant feutre gris son légendaire chapeau noir à larges bords. « Large, plat et noir, écrira Henri Béraud, tel était le chapeau symbolique où notre insouciance n'a pas su discerner un signe du destin. » A ses côtés : Thorez, « le rubicond baryton communiste », narre le Figaro, André Marty, « en casquette très prolétaire », Bracke, « l'helléniste », Morizet, « le richissime sénateur de Boulogne ». « Par le Front populaire, indique une pancarte, vers la révolution sociale. » Les militants promènent à bout de bras des portraits de Louise Michel et de Victor Hugo, de Jules Vallès et du peintre Courbet. Balzac, Molière, Rabelais, d'autres images surnagent de la foule.
Outre les « troubadours de Nanterre », des peintres de Montparnasse, accompagnés de leurs modèles, sont applaudis. Tandis que des jeunes filles communistes ont revêtu le costume de 1793, des socialistes chrétiens portent une croix ornée d'une faucille et d'un marteau. « A bas la guerre », « l'armée avec nous ». Des soldats en garnison à Versailles brandissent une banderole : « La soldatesque versaillaise de 1871 assassina la Commune. Les soldats de Versailles, en 1936, la vengeront. »
La nuit tombe. A l'heure où les restaurants à relents de graillon et de frites sont pris d'assaut, des feux sont allumés, dans le cimetière, à l'aide de brassées de tracts et de journaux. Des groupes s'éclairent avec des bougies, d'autres des lanternes vénitiennes. Deux lampions ont été allumés au-dessus de la tombe de Barbusse. Leur lueur danse sur des papiers gras, des croûtons, des détritus.
« Le peuple de Paris a manifesté sa force immense et invincible, se réjouit l'Humanité. Cette foule magnifique, ardente, de bonne humeur, était animée d'un sentiment de confiance tranquille. La joie éclatait sur tous les visages et la certitude du prochain triomphe. » Tous ne partagent pas cet enthousiasme. « Les morts, les pauvres morts du Père-Lachaise ont été réveillés, durant des heures, par des cris de haine. La présence du chef en puissance du futur gouvernement donnait à cette commémoration, déplore l'Écho de Paris, un sens précis. Nous l'avons vu, poing levé, défiler parmi les acclamations de ses troupes, au chant de l'Internationale et des hymnes révolutionnaires. Policiers et gardes mobiles ont dû subir, pendant des heures, la vue du drapeau rouge, qui était autrefois pourchassé. »
« Le grand cimetière fut livré, s'indigne Gringoire, à des bandes d'énergumènes déchaînés et sans respect pour la mort. Combien de chapelles furent odieusement souillées? Combien de fleurs arrachées? Combien de pauvres morts troublés dans leur sommeil par les vociférations, des ricanements, des plaisanteries et les insultes grossières inspirées soit par un nom gravé sur une dalle, soit par un monument pieusement élevé par une famille en deuil? On vit, à cheval sur des croix, des voyous hurler la Carmagnole. On vit des Faucons rouges casser démocratiquement la croûte sur des dalles funéraires. On vit pis encore. »

La formation du gouvernement

Le gouvernement de Front populaire en 1936
Le 4 juin 1936, la nouvelle Chambre des députés, source des pouvoirs du Front populaire, entre enfin en fonctions. Albert Sarraut, chef du dernier gouvernement de la précédente législature, démissionne. Léon Blum est appelé à l'Élysée à 18 heures.
Le président Lebrun lui a-t-il fait part à nouveau de ses appréhensions, et posé de nouveau la question formulée le 8 mai précédent : « Ne croyez-vous pas qu'un socialiste à la tête du gouvernement risque d'effrayer l'opinion, de provoquer des grèves, et qu'un radical — peut-être Chautemps? — serait mieux apte à rassurer? » En tout cas Albert Lebrun ne pourrait aller aussi loin en ce sens que le Grand Rabbin de Paris qui était venu voir Blum pour lui dire : « Si vous ne prenez pas la présidence du Conseil, " on " s'engage à vous faire, votre vie durant. une pension équivalent au traitement du chef de gouvernement'... »
En quittant l'Élysée à 19 heures, le leader socialiste a annoncé au chef de l'État qu'il lui présenterait très rapidement son cabinet — ce qui est fait à 21 h 30 : le premier ministère à direction socialiste de l'histoire de France s'assemble devant les photographes sur le perron de l'Élysée. En dépit de l'entrée au gouvernement des trois premières femmes-ministres, Irène Joliot-Curie, Mme Brunschwicg et Suzanne Lacore (les deux premières sont des intellectuelles réputées, la troisième une simple institutrice périgourdine) ce cabinet n'a pas le caractère d'originalité qu'avait souhaité Léon Blum.
Prévoyant à l'origine de former une équipe très concentrée de six grands ministres assistés de sous-secrétaires d'État, il avait espéré agir vite et faire neuf. Empêtré dans les règles constitutionnelles et les marchandages partisans, il n'a été ni rapide, ni ingénieux. Hormis les femmes, on n'y voit même pas de ces non-parlementaires dont le prestige et le dévouement à l'union de la gauche auraient contribué à accroître la confiance, un Paul Rivet, un Victor Basch, un Jean Guéhenno, un Léon Jouhaux, lequel a d'ailleurs refusé le ministère du Travail que lui avait proposé Léon Blum.
Le gouvernement n'en est pas moins judicieusement réparti en deux grands secteurs : l'un, celui des affaires diplomatiques et militaires, est confié aux radicaux (Daladier, vice-président, qui a la Défense, Pierre Cot l'Air, Gasnier-Duparc la Marine, Delbos le Quai d'Orsay) l'autre, celui des questions économiques et sociales, échoit aux socialistes (Auriol a les Finances, Spinasse les Affaires économiques, Bedouce les Travaux publics, Monnet l'Agriculture, Lebas le Travail). Aux socialistes encore vont l'Intérieur (Salengro), les Colonies (Marius Moutet) et, nouveauté tout de même, les « Sports et Loisirs », qui reviennent à Léo Lagrange. Aux radicaux enfin vont l'Éducation nationale, confiée à Jean Zay, qui est alors avec Pierre Cot, Jacques Kayser et Pierre Mendès France l'un des « jeunes turcs » du parti radical qui ont tant poussé à la formation du Front populaire, la Justice, attribuée à Marc Rucart, ancien journaliste, et le Commerce, que gérera Paul Bastid, juriste courtois.
Que Daladier soit vice-président et chargé des Armées, qu'Auriol reçoive les Finances et Salengro l'Intérieur est conforme aux pronostics. Ce qui étonne davantage, c'est de voir Yvon Delbos, nonchalant député de la Dordogne, chargé des Affaires étrangères. En fait, Blum avait pensé offrir le poste à Herriot, bien vu à Londres et à Washington et mieux encore à Moscou. Le maire de Lyon a choisi de se faire élire président de la Chambre. Alors Blum s'est rabattu sur son voisin de palier du quai Bourbon, Delbos, chargé dix ans plus tôt par Herriot de négocier avec les Soviétiques, qui a pris position depuis lors avec fermeté contre la diplomatie de Laval, et dont la personnalité assez falote permettra au chef de gouvernement de donner les impulsions qu'il souhaite à la diplomatie française — encore que son véritable inspirateur, sinon son chef réel, reste le secrétaire général du quai d'Orsay, Alexis Léger, qui fascine Léon Blum, en tant que poète aussi bien que diplomate.

Léon Blum affronte la Chambre

Ainsi couvert sur sa gauche par le leader du courant le plus révolutionnaire, auteur du fameux « Tout est possible! », et sur sa droite par l'aimable professeur Bastid, radical très pâle, Léon Blum affronta la Chambre, le 6 juin. Il est alors plongé dans l'affaire des grèves, entre la première entrevue avec la délégation patronale (5 juin) et la seconde, décisive, avec les syndicalistes, celle du 7 juin. Il est déjà le détenteur d'un immense et précaire pouvoir. Mais ce légaliste minutieux ne se jugera habilité à gouverner, et même à s'installer à Matignon qu'une fois investi par les Chambres. Scrupules qui nous semblent aujourd'hui dérisoires, et qui ont pu jouer un rôle négatif.
C'est dire ce que représente pour lui cette séance du 6: un sacre républicain. Le fils d'Abraham Blum, l'élève de Jaurès, le vieil avocat de la non-participation, l'ingénieux inventeur de l' « exercice-occupation » du pouvoir, le voilà au banc des ministres, adossé à une majorité confortable, mais guetté par une meute d'ennemis implacables, conservateurs, antisémites, patriotes professionnels. Pour une fois, il a en main un discours presque entièrement rédigé. Il en tient les feuillets d'une main ferme, en montant à la tribune d'où il a si souvent pourfendu Poincaré, Laval ou Tardieu. La mâchoire saille plus fort que d'habitude, sous la moustache soyeuse et le regard qu'il promène sur l'assemblée n'est pas aussi amène qu'à l'accoutumée.
« Le gouvernement n'a pas à chercher sa majorité, assure l'orateur. Elle est faite. Elle est celle que le pays a voulue. Le gouvernement est l'expression de cette majorité rassemblée sous le signe du Front populaire... Le gouvernement n'a pas à formuler son programme. C'est le programme commun souscrit par tous les partis qui composent la majorité. L'unique problème qui se pose pour lui sera de le résoudre en actes... »
Ainsi Blum se présente-t-il comme l'exécutant d'un programme, le mandataire fidèle d'une coalition. Pourtant, ce mandat qu'il a reçu et qu'il se propose de remplir scrupuleusement vient déjà d'être amplifié par la poussée des masses. Aussi bien personne ne s'étonnera quand il annoncera que parmi les premiers projets dont il va proposer l'adoption avant les vacances parlementaires, dans un délai d'un mois, il y a non seulement les congés payés, les contrats collectifs, la création de l'Office du blé, la réforme de la Banque de France, la nationalisation des industries d'armement, la prolongation de la scolarité (toutes mesures inscrites dans le programme commun des vainqueurs), mais aussi la semaine de 40 heures qui, elle, n'y était pas inscrite expressément mais que viennent d'imposer, sans en avoir clairement conscience, près de deux millions de grévistes.
C'est sur ce point surtout que va le harceler l'opposition. La droite a eu le temps de mesurer la disproportion entre le sage programme de la gauche et la puissance du mouvement populaire qui lui sert alors de levier. Congés payés, conventions collectives, réforme de la Banque de France sont des concessions dès longtemps réputées inévitables. On s'inclinera donc, de M. Reynaud à M. Flandin. Mais les 40 heures, avant même d'être assurés de l'évacuation des entreprises? Quatre orateurs notamment vont se faire les censeurs du chef du gouvernement et de ses plans, Paul Reynaud qui lui reproche avec compétence et acuité de ne pas annoncer l'inévitable dévaluation monétaire; Louis Marin, qui sans dissimuler sa vieille sympathie pour Léon Blum, se fait le défenseur du droit de propriété mis en cause par les occupations d'usines; et deux vieux adversaires Ferrnand-Laurent et Xavier Vallat.
Le premier est agressif : « La liberté, la concevez-vous dans la séquestration arbitraire des ingénieurs et des chefs de service, dans l'empêchement de la sortie des usines par la violence? Oui ou non, la propriété existe-t-elle encore en France? »
Le second veut être injurieux : « Votre arrivée au pouvoir, Monsieur le Président du Conseil, marque incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain va être gouverné par... »
HERRIOT (qui préside) : « Prenez garde, Monsieur Vallat! »
VALLAT : « ... par un Juif. J'ose dire à haute voix ce que le pays pense en son for intérieur; il est préférable de mettre à la tête de ce pays un homme... dont les origines appartiennent à son sol plutôt qu'un subtil talmudiste! »
Blême, le chef du gouvernement se dresse à son banc et va pour sortir. Ses amis le retiennent, tandis qu'Herriot dénonce, dans un solennel mouvement oratoire, cette agression misérable. Alors Blum peut répondre aux autres interpellateurs, revendiquant pour le gouvernement le rôle d'arbitre entre patronat et syndicats. Il obtient dans la soirée une imposante majorité : 384 voix contre 220.

Une équipe cohérente

le premier conseil des ministres du gouvernement Blum
Autour de lui, à l'hôtel Matignon, Léon Blum disposera d'une équipe cohérente. A la direction de son cabinet, il installe André Blumel, avocat socialiste qui est son intime collaborateur au Palais, et son ami de longue date : cordial, infatigable, bon juriste, courageux, instruit des arcanes de la SFIO et du Parlement — qu'assistent le sous-préfet Pierre Combes, Hubert Deschamps, administrateur colonial d'une exceptionnelle intelligence arraché pour quelques mois à sa brousse, Mireille Osmin, « Pasionaria vive et gaie », fille d'un lieutenant de Jules Guesde, et René Hug, secrétaire administratif de la SFIO. Ces deux derniers s'occuperont surtout des rapports (souvent difficiles) avec le parti : Léon Blum a expressément souhaité voir le parti mener une vie très indépendante de celle du gouvernement. Bien que Paul Faure soit ministre d'État, la SFIO répondra à son attente.
Léon Blum s'adjoignit en outre deux sous-secrétaires d'État à la présidence, l'aimable radical François de Tessan (qui devait mourir dans un camp de concentration nazi) et Marx Dormoy, socialiste du genre « efficace » qu'il avait su retenir de passer dans la dissidence « néo » trois ans plus tôt. Ce grenadier de la garde à la barbe bicolore sera l'un des hommes de confiance du président du Conseil, avant de remplacer le malheureux Salengro — et d'être assassiné sous Vichy.
La seule originalité structurelle de ce gouvernement, conforme aux principes qu'avait énoncés vingt ans plus tôt l'auteur de « la réforme gouvernementale », ce n'est pas que Blum ne se soit attribué aucun portefeuille (Doumergue et Flandin l'avaient fait avant lui), c'est qu'il ait fait aboutir son projet de « secrétariat général du gouvernement », confié à Jules Moch qui sera à ses côtés le faiseur de dossiers, le débrouilleur d'affaires et parfois un utile « tampon ».
Au secrétariat général, autour de Jules Moch se rassemblent quelques-uns de ses camarades de l' « UTS » (Union des techniciens socialistes) qui travaillent depuis des années à préparer le plan d'action du premier gouvernement SFIO: Raymond Haas-Picard, Robert Marjolin et Roger Renault notamment; des intellectuels comme les professeurs de lettres Yves Chataigneau, d'économie politique Étienne Antonelli et d'histoire Charles-André Julien, qui devient le secrétaire général du Haut Comité méditerranéen chargé de redéfinir les rapports entre la République et les peuples arabes; et des militants politiques comme Marceau Pivert — Jean Zyromski ayant refusé, pour sa part, d'entrer dans ce « sous-gouvernement ».
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