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L'affaire Salengro

Le désenchantement
et la chute

Roger Salengro était député et maire de Lille. Avec Jean Lebas, son collègue de Roubaix, on le tenait pour le principal représentant de la fédération clé du parti socialiste, celle du Nord. D'origine ouvrière, syndicaliste, c'était à quarante-six ans le type du bon militant passé par le rang et promu pour ses qualités d'organisateur.
Le 14 juillet 1936, un entrefilet anonyme de l'Action française, reprenant une allégation colportée par un adversaire communiste du député de Lille au cours d'une campagne électorale dans le Nord, accuse Salengro d'avoir déserté en 1915, alors qu'il était estafette cycliste. Le 20 août, Gringoire, hebdomadaire d'extrême droite, reprend et précise la dénonciation : Salengro aurait été traduit en Conseil de guerre pour être « passé à l'ennemi » le 7 octobre 1915, en Champagne.

La campagne contre Roger Salengro

Roger Salengro et Léon Blum
La presse nationaliste se déchaîna contre les adversaires de Maurras, plus particulièrement contre le socialiste Roger Salengro, maire de Lille, ministre de l'Intérieur, qui, à ce titre, avait, le 18 juin 1936, fait signer par le président de la République les décrets de dissolution de ligues et d'associations (Croix-de-Feu, Solidarité française, etc.).
Au mois de juillet, l'Action française, puis Gringoire avaient affirmé que Salengro aurait en 1915 déserté à l'ennemi pour lui livrer des renseignements alors que, agent cycliste, il était chargé de porter un message entre les lignes. Selon des témoignages d'anciens combattants, le Conseil de Guerre l'aurait à cette époque condamné à mort par contumace. Gringoire, principal attaquant, se fondait sur ce que les communistes du Nord avaient en 1921 porté cette accusation contre Salengro au cours d'une campagne électorale.
Un tribunal d'honneur, présidé par le général Gamelin, lava Salengro de ces accusations. Mais on ne se fit pas faute de contester l'objectivité de ce jury.
Le 6 novembre, dans Gringoire, le célèbre polémiste Henri Béraud publia sous le titre « L'affaire Proprengro » une lettre ouverte au président de la République. Son retentissement rejoignit celui de son tonitruant article de mars 1935 : « Faut-il réduire l'Angleterre en esclavage ? » Après avoir résumé l'accusation, Béraud terminait ainsi :
« On a blanchi Salengro. Le voilà Proprengro ! De cette aventure, il sort purifié, savonné,
décrotté, récuré, épongé et rincé, en un mot : aussi flambant qu'un vélo neuf ! Mais cela `suffit-il ? Non, non et non ! Nous, trouvons que cela ne suffit pas...
»

Paroles de Salengro

paroles de Roger Salengro
« La guerre, j'ai le droit d'en parler, déclare Roger Salengro. Je l'ai faite, comme tant d'autres. Soldat des régions envahies, je me battais pour la libération des miens. Français, j'entendais abattre le militarisme allemand. Militant d'un parti politique, je prétendais partout servir d'exemple; car je pensais qu'au retour des tranchées n'auraient le droit de parler que ceux-là qui avaient été capables de faire leur devoir. Un après-midi d'octobre, quand j'ai franchi le parapet, je savais que je risquais la mort. Mais la vie m'eût été à charge si j'avais trahi l'engagement que j'avais pris, si je n'étais pas resté fidèle au pacte qui me liait à l'homme qui était resté entre les lignes. Et, en Allemagne, quand, bravant la troupe en armes, j'ai refusé de travailler contre mon pays, cette fois encore je savais que je faisais mon devoir. De ces heures sombres je garde le témoignage d'un capitaine allemand qui, devant l'un de mes trois conseils de guerre, au-delà du Rhin, proclamait : « Si un Allemand, en France, avait eu son attitude, notre devoir, à son retour, serait de le saluer bien bas. » Socialiste, oui; mais soldat sans peur et sans reproche. » 421 députés constatent dans un ordre du jour « l'inanité des accusations » portées contre le ministre.

L'enterrement de Salengro

Léon Blum à l'enterrement de Roger Salengro
« Silence aux assassins. » Galtier-Boissière, dans le Canard enchaîné, dénonce Maurras, Philippe Henriot, Léon Bailby, Chiappe. « Voilà les accusateurs, dit-il. Voilà les propagateurs de l'ignoble campagne, voilà les professeurs de patriotisme qui, pour assurer le tirage de leurs torchons, eurent l'impudence de mettre en doute l'honneur du poilu de première ligne. Nous entendons que les journaux de scandale soient poursuivis pour les mensonges qui ont causé mort d'homme. »
Par crieurs, des éditions spéciales du Populaire et de l'Humanité sont vendues dans les rues de Paris. « Ils l'ont tué », titre le Populaire. « En voilà assez, écrit Vaillant-Couturier, il faut agir. » Des groupes de manifestants se forment. « Nous vengerons Salengro », crient-ils. Ils jettent des pierres contre la façade du Figaro.
« Il faut qu'on en finisse, écrit Georges Bidault. Cette mort affreuse d'un ministre en exercice ne peut être envisagée comme un épisode dramatique mais normal de nos controverses politiques. Si une preuve encore ignorée mais décisive n'est pas immédiatement fournie du bien-fondé de ces accusations, une épreuve écrasante aura été fournie de la nécessité d'armer la loi contre la calomnie. Les hommes libres et sincères en ont assez.»
Dans un couloir de la maison mortuaire, un registre de signatures a été déposé sur une table recouverte d'un drap noir. « Il paraît, chuchote-t-on, qu'on l'a trouvé dans le fauteuil où sa femme était morte. »
« Sous l'empire de la souffrance morale, une âme oubliant la loi de Dieu s'est jetée volontairement dans son éternité. La politique ne justifie pas tout, opine le cardinal Liénart. La calomnie et même la médisance sont des faits que Dieu condamne. On n'a pas le droit de se servir de tous les moyens pour parvenir à ses fins. »
Dans le grand hall de l'hôtel de ville de Lille, tendu de noir, le cercueil de Salengro a été placé sur un cénotaphe. Ouvriers, employés, petits commerçants, vieillards de l'hospice, la foule défile. Tandis que les délégations se succèdent, Blum se recueille. « Tantôt, rapporte le Figaro, il semble méditer profondément, l'index gauche appuyant la lèvre, tantôt il lève les yeux vers le catafalque avec un visage douloureux. »
« Chers citoyens, chez amis, dit-il, vous avez désiré que je parle seul au nom de ceux qui pleurent Roger Salengro. Beaucoup sont venus ici de tous les coins de France. En ce moment même, un immense cortège se forme sur le trajet déjà légendaire — de la Bastille à la Nation — pour prolonger celui qui va se dérouler ici. Nous l'avons perdu comme vous, notre Roger, et cependant, nous sentons qu'il vous appartenait plus qu'à nous. Il était resté votre Roger, le Flamand, le Lillois. Ses qualités maîtresses étaient celles de votre race, le sang-froid, la ténacité, la bravoure, la bonté. Dans notre jeune gouvernement, il avait assumé la charge la plus lourde, et je peux dire sans forcer la vérité qu'il joua un rôle historique en un moment historique. Calme, souriant, infatigable, inébranlable, il vaquait à tout et parait à tout. Sa santé, cependant, n'était pas robuste. Son coeur était lésé. Son médecin lui répétait : " Du repos, sans quoi je ne vous en donne pas jusqu'à la fin de l'hiver ". Mais il n'a été tué ni par le surmenage, ni par la maladie, ni par le souvenir inapaisé de la femme qu'il avait aimée et qu'il avait perdue. Il est la victime de l'atroce, de l'infâme calomnie. Tant qu'il fallut résister, tant qu'il fallut combattre, son courage ne broncha pas. Mais quand la victoire définitive eut été remportée sur le mensonge, le ressort intérieur se brisa. Il s'abandonna hors de la- vie, comme le coureur qui s'abat après avoir touché le but. Pauvre Roger! Tu ne tenais plus à la vie; mais nous tenions à toi, nous avions besoin de toi. Il y avait les tiens. Il y avait les camarades de Lille. Il y avait nous tous, tes amis proches. Il y avait tes amis inconnus. Il y avait tout ce peuple, rassemblé autour de ta jeune mémoire. Tu devais bien t'en rendre compte pourtant; alors comme tu as dû souffrir! Je parle à la fois comme à un mort et comme à un vivant parce que nous ne sommes pas accoutumés à ton absence. Nous ne nous y accoutumerons pas, d'ailleurs. On sentira longtemps bien longtemps, le vide creusé par ta perte et c'est pour cela que tu resteras vivant parmi nous après ta mort. »
Par grand froid, le cortège funèbre se met en route sous un ciel maussade. Une fanfare joue l'Internationale. Ceux qui ne se découvrent pas sur son passage sont pris à partie. La « défense rouge de Boulogne-Billancourt » arbore des chemises écarlates. Le char mortuaire arrive au cimetière à la nuit tombante. L'inhumation a lieu à la lueur des torches.

Le suicide de Salengro

« Ma femme est morte, il y a près de dix-huit mois, dans la calomnie qui ne lui a pas été épargnée et dont elle souffrait tant. Ma mère ne se remet pas de son opération et la calomnie la ronge jusqu'aux moelles. J'ai lutté vaillamment. Mais je suis à bout. S'ils n'ont pas réussi à me déshonorer, ils porteront la responsabilité de ma mort. Je ne suis ni un déserteur ni un traître. » Adressée à Léon Blum, cette lettre est trouvée à Lille dans le portefeuille de Roger Salengro, qui s'est asphyxié au gaz dans sa cuisine. A son frère, le ministre de l'Intérieur avait écrit : « Le surmenage et la calomnie, c'est trop. L'un et l'autre et le chagrin m'ont vaincu.»
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