
Quand Raeder sut que la construction du cuirassé Bismarck allait être terminée, il tenta de résoudre le problème ardu que lui posaient les convois. S'il réussissait à concentrer dans l'Atlantique une force puissante, il pourrait alors accepter la bataille contre les convois les plus solidement escortés. Dans la Baltique, le Bismarck et le Prinz Eugen allaient être opérationnels. A Brest attendaient le Scharnhorst et le Gneisenau. Une sortie simultanée de la Baltique et de Brest, suivie d'un rendez-vous dans l'Atlantique, pourrait lui fournir la force dont il avait besoin. Il disposait, en outre, de cinq pétroliers, de deux bateaux de ravitaillement et de deux bateaux de reconnaissance pour soutenir cette force. Raeder donna le nom de code de Rheinübung (opération Rhin) à cette mission, qui devait être exécutée fin avril, quand la nouvelle lune offrirait des nuits noires favorables aux évasions.
Le destin allait toutefois, pendant ce mois d'avril, porter quelques coups de boutoir au plan de Raeder. Au début du mois, on s'aperçut que les réparations de la machinerie du Scharnhorst exigeraient un délai plus long que prévu et que le navire ne pourrait être prêt en temps opportun. Ensuite, le 6 avril, une torpille d'un avion du Coastal Command atteignit le Gneisenau, alors qu'il se trouvait dans la rade de Brest, et lui causa de graves dommages. Quatre jours plus tard, au cours d'un raid aérien de nuit sur le port, quatre bombes le touchèrent de nouveau. Enfin, un ou deux jours avant le départ prévu, une mine magnétique détériora légèrement le Prinz Eugen dans la Baltique. Toute l'opération dut être ajournée.
L'amiral Lütjens, que Raeder avait mis à la tête de cette force, conseilla vigoureusement d'abandonner le projet, ou du moins d'en retarder l'exécution jusqu'à ce que les bateaux de Brest fussent de nouveau prêts à prendre la mer. Mais Raeder maintint ses ordres : il était trop tard pour reporter cette opération qui lui tenait à coeur. Le grand-amiral savait que Hitler se proposait d'attaquer la Russie en juin et craignait que des opérations navales de grande envergure n'eussent plus la priorité après le déclenche ment de la guerre contre l'U.R.S.S. Il décida donc de réaliser le plan Rheinübung, dès que les deux navires disponibles seraient prêts. Il persuada Hitler d'aller à Gdynia et de haranguer les deux équipages à la veille de leur appareillage.
Le 18 mai, le Bismarck et le Prinz Eugen quittèrent Gdynia après la tombée du jour; on avait dégagé la Baltique de tout navire marchand pour leur passage. Ils franchirent les Belts à la nuit et, à l'aube du 20, naviguaient dans le Skagerrak. Là, le premier coup du sort les attendait. Au cours d'une sortie d'exercices en mer, le croiseur suédois Gotland les aperçut et Lütjens fut certain que les Anglais seraient sous peu avertis de son appareillage.
Raid aérien anglais sur Bergen
A 9 heures, le 21 mai 1941, après avoir remonté les côtes de Norvège, les deux navires jetèrent l'ancre dans le fjord de Kors, près de Bergen. Le Prinz Eugen y fit le plein de mazout, mais le Bismarck, qui naviguait avec 9 000 tonnes dans ses soutes, disposait de réserves suffisantes. Les deux équipages achevèrent de peindre le camouflage sur leurs coques, puis, à la brune, ils s'échappèrent vers le nord. A peine venaient-ils de prendre la mer qu'ils aperçurent les fusées éclairantes et les explosions des bombes d'un raid aérien britannique ayant pour objectif le port. Ce coup de chance persuada Lütjens qu'il avait faussé compagnie aux Anglais.
En Angleterre, une activité considérable s'était manifestée à la suite de l'information de l'attaché naval à Stockholm. Dans la matinée du 21, on procéda à une vaste reconnaissance photographique des côtes de Norvège. Un des avions, survolant les environs de Bergen, rapporta qu'il venait de découvrir deux croiseurs de la classe du Hipper. A l'examen des photos prises, les spécialistes de l'Amirauté identifièrent le Bismarck et le Prinz Eugen. La flotte fut alertée sur-le-champ.
Volant sur la crête des vagues
Le 22 mai fut un jour capital pour les mouvements de la Home Fleet. Il lui fallait à tout prix reconnaître les fjords de Bergen, pour avertir aussitôt le commandant en chef si les navires allemands avaient levé l'ancre. Mais un plafond nuageux très bas recouvrait, à 60 mètres, les parages de la mer du Nord, et le brouillard enveloppait la côte norvégienne. Toute tentative de reconnaissance échoua de ce fait. Finalement, le capitaine Fancourt, de la station aéronavale de Hatston, dans les Orcades, décida, de sa propre initiative, d'envoyer un avion tenter sa chance. Volant souvent à quelques mètres au-dessus de la crête des vagues, l'avion parvint à atteindre les fjords de Bergen et, sous un feu nourri, mena résolument jusqu'au bout sa reconnaissance. Tout en retournant vers sa base, il signala que les navires allemands avaient pris la mer. Ces nouvelles furent connues du commandant en chef à 20 heures.
L'amiral Lütjens, de son côté, n'avait pas eu le même bonheur. Le 20 mai, une reconnaissance sur Scapa Flow avait fourni la preuve certaine que le King George V, le Prince of Wales, le Hood, le Victorious et six croiseurs se trouvaient tous à l'ancre. Le 21, le temps se dégrada trop pour effectuer des vols de reconnaissance. Le 22 mai, il était encore trop mauvais pour prendre des photographies, mais un pilote allemand survola le mouillage et effectua un contrôle à vue. Il rapporta que les quatre gros navires s'y trouvaient encore. En réalité, il se trompait car le Hood et le Prince of Wales avaient alors pris la mer. Cette information erronée, transmise à l'amiral Lütjens, le confirma dans sa certitude qu'il avait réussi sa sortie. De plus, ses officiers météorologistes le prévinrent qu'il trouverait des nappes de brouillard dans le détroit de Danemark. Sur la foi de ces informations, il crut que le passage vers l'Atlantique était libre. Il décida donc, au lieu de monter vers le nord, où un pétrolier l'attendait, et de s'y tenir à l'abri pendant quelques jours, en attendant que les Anglais eussent renoncé à leur poursuite, d'aller plutôt de l'avant.
