Au mois de mars 1930, succombant sous le chaos économique croissant, le dernier chancelier social-démocrate, Hermann Müller, démissionna. Avec lui disparut le dernier gouvernement qui s'appuyât sur une véritable majorité au Reichstag. Brüning, du parti centriste catholique, devint chancelier d'un gouvernement de minorité. Il ne réussit pas à faire voter, par les députés, un important texte financier et demanda au président Hindenburg de dissoudre la Chambre et de faire procéder à de nouvelles élections. Celles-ci eurent lieu en septembre 1930. Elles virent le nombre de voix du parti nazi passer de 800 000 (en 1928) à près de 6 500 000. Il y avait à présent 107 députés nazis. Les communistes bénéficièrent d'un phénomène identique, mais d'importance moindre : ils occupaient désormais 77 sièges au Reichstag. Ainsi, dans une proportion comprise entre le tiers et la moitié, les élus du peuple allemand allaient se consacrer à la destruction du système.
Brüning gouvernait essentiellement par décrets et comme les séances du Reichstag devenaient une sinistre comédie au cours de laquelle nazis et communistes s'insultaient mutuellement, la question n'était pas de savoir quand disparaîtrait la République de Weimar mais de deviner l'identité de ceux qui hériteraient du pouvoir. Fort habilement, Hitler flattait à la fois l'armée et les industriels ; les magnats de la finance, y compris quelques banquiers juifs, étaient donc disposés à le financer. En théorie, l'armée aurait obéi aussi facilement aux communistes qu'elle allait obéir aux nazis ; mais, pratiquement, la doctrine marxiste de la lutte des classes répugnait à la vieille caste des officiers, et depuis que Hitler disposait du respectable soutien des hommes d'affaires allemands, l'hostilité des généraux à son égard diminuait.
Pour les encourager, Hitler se débarrassa temporairement de l'aile gauche de son parti. Ce qui ne signifiait pas que Hitler se faisait le jouet des industriels et des banquiers, comme le crurent ceux-ci. Hitler n'était le jouet de personne : au reste, il était tout disposé à collaborer dans certains cas avec les communistes. A la fin de 1931, il y avait plus de 5 000 000 .de chômeurs contre 500 000 en 1928. 1932 fut, dans le monde entier, la pire année de la crise. Ce marasme se traduisit, tout au moins dans les démocraties, par une profonde méfiance à l'égard des gouvernements en place, incapables d'en finir avec le malaise économique. A l'automne de 1931, les Anglais avaient ouvert la voie en chassant leurs dirigeants socialistes et en élisant, à une impressionnante majorité, un gouvernement dit national, qui était essentiellement conservateur. En Amérique, la balance pencha de l'autre côté et, en 1932, le corps électoral préféra au laisser faire démodé des républicains le New Deal relativement à gauche de Franklin D. Roosevelt. L'Allemagne, au cours de cette même année, ne connut pas moins de quatre
scrutins.
Ce fut d'abord l'élection présidentielle. Elle nécessita deux tours, le premier au début de janvier, le second en avril. Trois candidats sérieux étaient en présence : le vieil Hindenburg, investi par les démocrates ; Hitler, qui avait raflé les voix de l'extrême droite, et Thaelmann, le communiste. Au second tour, Hitler recueillit 37 % des suffrages contre 10 % à Thaelmann et 53 % à Hindenburg. Bien que les nazis n'eussent pas gagné, leur puissance s'était accrue de façon impressionnante ; et les élections locales leur donnaient progressivement le contrôle des administrations provinciales.
Au cours des mois suivants, la politique intérieure allemande devint un véritable chaos. Après quelques semaines, Brüning fut contraint de démissionner en raison des pressions exercées par l'armée et son porte-parole politique, le général von Schleicher, sur le président Hindenburg. Franz von Papen, qui n'appartenait même pas au Reichstag, devint chancelier. Le 4 juin 1932, le Parlement fut dissous et de nouvelles élections fixées au 31 juillet. Mais dès avant cette date, Papen destitua arbitrairement le gouvernement de Prusse, pourtant régulièrement élu, et se nomma lui-même administrateur du Reich à la tête de cette province, la plus importante d'Allemagne. Les socialistes se contentèrent de protester contre cette décision anticonstitutionnelle.
La démocratie agonisait en Allemagne et le nombre des chômeurs continuait de croître.
La campagne électorale du mois de juillet fut menée tambour battant. Dans ses discours, Hitler insultait toujours davantage les rouges, le système et surtout les juifs. Son programme électoral (en finir avec le chômage, rendre sa grandeur à l'Allemagne) demeurait spécieux et imprécis, mais flattait les gens aigris et amers. Les nazis recueillirent 14 000 000 de voix, ce qui fit d'eux, avec 230 députés, le parti le plus largement représenté au Reichstag.
Hitler espérait devenir chancelier, mais Schleicher (à ce moment-là au faîte de sa puissance) s'y opposa. Le bruit courut qu'un putsch mené par les S.A. nazis était imminent, mais Hitler se rendit compte très vite que l'armée ne laisserait pas faire.
Le poste de vice-chancelier dans un gouvernement Papen lui fut alors offert, mais il refusa avec colère. Lorsque Hindenburg lui proposa de devenir chancelier à la tête d'un gouvernement de coalition qui pourrait s'àppuyer sur une majorité au Reichstag, Hitler refusa de nouveau. Il voulait le pouvoir absolu et ne désirait pas gouverner en s'appuyant sur le Parlement ni être gêné par des alliés. Ce devait être tout ou rien. Pour l'instant, ce fut rien. Papen continua d'exercer le pouvoir, sans le Reichstag. Les combats de rue devenaient de plus en plus violents et le chômage augmentait toujours.
Le nouveau Parlement ne se réunit qu'une seule fois, au mois de septembre 1932 : il vota contre le gouvernement par 513 voix contre 32 et fut immédiatement dissous. Un nouveau scrutin, le quatrième de l'année, fut fixé au 6 novembre.
Bien que les nazis fussent, dans une certaine mesure, responsables de ces élections, ils les accueillirent assez mal. D'abord, parce qu'ils se trouvaient à court d'argent (encore que Hitler eût réussi à obtenir quelques fonds des amis qu'il avait dans les milieux industriels) ; ensuite, parce que le pays commençait à s'impatienter de cette interminable campagne électorale. Hitler lui-même eut du mal à soulever l'enthousiasme frénétique auquel il était habitué. En fin de compte, les nazis, avec 196 députés, perdirent deux millions de voix tandis que les communistes en gagnaient un aux dépens des sociaux-démocrates.
Hitler se vit offrir le poste de chancelier d'un gouvernement de coalition ou celui de vice-chancelier dans un cabinet Papen. Il refusa de nouveau. Schleicher devint chancelier et se trouva aussitôt placé devant l'alternative suivante : imposer une dictature militaire ou céder bientôt la place aux nazis. Il n'était pas fait pour être dictateur ni l'armée allemande pour soutenir une telle dictature.
Si bien que le 30 janvier 1933, Hitler et von Papen furent nommés respectivement chancelier et vice-chancelier, grâce à l'appui des partis de droite qui détenaient la majorité et le plus grand nombre des portefeuilles les plus importants. Hitler avait donc fini par succomber aux attraits de la coalition, mais il entendait bien qu'il ne s'agissait que d'une phase purement transitoire. Ce fut le cas. Une fois de plus, le Reichstag fut dissous et la date des élections fixée au 5 mars 1933. Mais avant le scrutin, il allait se passer beaucoup de choses.
La démocratie allemande est morte
Sous prétexte que les communistes projetaient une insurrection armée, les nazis instaurèrent le règne de la terreur. Des milliers de S.A. furent constitués en forces de police auxiliaires et reçurent carte blanche pour tirer vengeance de leurs ennemis personnels. Tout un appareil répressif, police secrète, tortures, camps de concentration, fut rapidement mis en place par Hermann Goering, alors ministre de l'Intérieur. Quand le Reichstag flamba, le 27 février 1933, dans un incendie prétendument allumé par les communistes, mais vraisemblablement avec la complicité des nazis, la terreur redoubla.
Toutes les ressources de l'Etat se trouvaient maintenant à la disposition du parti nazi, si bien qu'aux élections du mois de mars, le nombre de ses voix dépassa 17 000 000; 44 % du corps électoral. Pourtant, et même avec le soutien de ses alliés, le parti ne possédait pas encore la majorité absolue au Reichstag. Hitler découvrit une solution extrêmement simple : par décret présidentiel, le parti communiste fut déclaré illégal ; les députés communistes furent arrêtés ou assassinés et, lorsque le Reichstag se réunit, le 21 mars, Hitler avait, de ce fait, la majorité absolue.
Deux jours plus tard, il présenta son programme aux députés. C'était un texte court mais significatif. Il retirait au Reichstag et transférait pour quatre ans à l'exécutif le pouvoir législatif (y compris le vote du budget), la conclusion des traités et l'initiative des réformes constitutionnelles. Ce texte, qui donnait les pleins pouvoirs au gouvernement, reçut l'approbation du Parlement par 441 voix contre 84, celles des sociaux-démocrates qui se trouvaient encore en liberté. La porte était désormais ouverte à la dictature totalitaire de Hitler. La démocratie allemande était morte.