Un véritable flot humain

Le gigantesque exode

Une partie importante du flot des réfugiés cherche le salut sur la rire gauche de la Loire et poursuivra sa fuite éperdue vers l'Aquitaine. En fait l'exode d'une moitié de la France ne sera limité que par la rapidité de l'avance allemande et interrompu par l'armistice et le cessez-le- feu du 25 juin.
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Le vendredi de notre arrivée, nous avions pu déjeuner dans un hôtel en face de la mairie ; nous avions eu un vrai déjeuner servi avec une lenteur désespérante, tant nous étions nombreux : et la dame du comptoir avait averti que le restaurant serait obligé de fermer ses portes si le public se conduisait aussi insolemment que la veille où l'on avait accusé les propriétaires d'être des voleurs. Le lendemain, ses portes étaient fermées, non qu'il y ait eu insurrection du public et nouvelles injures, mais simplement parce que le ravitaillement n'était pas arrivé. Et il n'arriva plus, car le restaurant ne rouvrit plus. [...]
Le centre-ville était noir de réfugiés en quête d'un logement ou résignés à coucher dehors. Ils étaient assis sur les trottoirs avec leurs valises, des paquets, des paniers et leur chien devant eux. Ils parlaient à peine, éreintés de leurs courses ou stupéfaits de ne pouvoir aller plus loin.
Témoignage
Le 14 juin, à Tours, un restaurant ouvert !

Tout est problème pendant l'exode de juin 1940

Tout est problème pendant l'exode de juin 1940
Ceux qui fuyaient par leurs propres moyens, à pied, à bicyclette, en voiture, se mêlaient aux troupes citadines qui traversaient Paris. Le boulevard Saint-Michel, écrira un témoin, n'était qu'un immense défilé; un véritable flot humain se dirigeait vers le sud à grandes enjambées dans un silence de mort.
Et Lucien Rebatet décrira dans Les Décombres, avec fureur et talent, l'embouteillage inouï provoqué, après Versailles, par la convergence de cinq ou six fleuves de réfugiés. Les enfants de douze ans accrochés aux portières et que la fatigue emporte, les chars à foin traînés par de gros chevaux de labour. les poulets vivants annonçant le passage des fermiers et les serins celui des concierges. Des gens avaient emporté un peignoir de bain, un aspirateur, un pot de géranium, des pincettes, un baromètre, un porte-parapluie dans l'affolement d'un réveil de cauchemar, une empilade éperdue, le pillage forcené d'un logis par ses propres habitants. Les voitures avançaient au pas, ou n'avançaient pas. Tous les témoins ont donné des précisions chiffrées sur ce calvaire. Douze heures pour faire huit kilomètres, vingt heures pour aller d'Orléans à Chartres, deux heures pour traverser Étampes.
Nous sommes habitués aujourd'hui aux encombrements, aux queues, aux attentes sur les routes du week-end, et les chiffres cités peuvent paraître presque normaux. Mais les réfugiés de juin 1940 ne sont pas des vacanciers, ils craignent les avions dont l'approche immobilise brutalement toute circulation et jette dans les fossés ou les champs des milliers de fuyards; ils ne savent pas où ils coucheront le soir, ils ignorent s'ils trouveront à manger dans des villages pillés par les vagues successives de l'exode et surtout ils ignorent où ils s'arrêteront. Tout est problème : l'essence, le pain, l'eau, la paille, l'argent également.

C'est l'époque où tout est possible

Malades pendant l'exode de juin 1940 en France
C'est l'époque où tout est possible : l'extrême charité et l'extrême sécheresse de coeur. Où les gestes les plus fous peuvent trouver explication lorsqu'ils sont replacés dans un contexte de folie collective. La confusion des valeurs est telle qu'on verra quelques infirmières tuer leurs malades pour ne pas les laisser tomber entre les mains allemandes, et s'enfuir ensuite!
C'est à Orsay, près de Paris, que se déroule cette scène hallucinante dans la nuit du 13 au 14 juin. L'hôpital, qui abrite également de nombreux blessés, va être évacué. Yvonne T..., qui est surveillante, interroge un major de passage, dont on ne connaîtra jamais l'identité.
— Si nous évacuons l'hôpital, que ferons-nous des vieillards intransportables?
— Ils sont nombreux?
— Sept.
— Eh bien, faites sedol et morphine à haute dose.
Dans la matinée du 14, le major répète son ordre et en quelques minutes, entre huit et neuf heures, les sept malades (des vieillards ou des cardiaques à toute extrémité) sont expédiés dans l'autre monde par Yvonne T... et trois de ses collègues.
A midi, c'est la fuite générale. Quarante blessés sont chargés dans des taxis réquisitionnés, on enfourne dans d'autres voitures malades de l'hôpital, médecins, infirmières... En mai 1942, deux ans après la catastrophe, la justice se penchera sur les assassinats de l'hôpital d'Orsay. Mais les juges, qui n'ont pas oublié l'exode, se montreront cléments : toutes les peines (de cinq à un an de prison) seront assorties du sursis.

Une succession de rivières et de ponts

Ces foules qui fuient ont, en juin, un but premier : les ponts sur la Loire. Ponts souvent attaqués par l'aviation allemande, ponts mis en état de défense par quelques éléments de l'armée française. Les chicanes seraient bien incapables d'arrêter le flux des blindés, mais elles constituent une gêne pour les fuyards.
Que de drames !
Sur les trois ponts d'Orléans se tiennent depuis le 14 juin au matin quelques soldats qui, sous le commandement du lieutenant Marchand, ont reçu mission de faire sauter les ouvrages d'art. Ils s'y résignent le 16 dans l'après-midi, lorsque quelques voitures blindées allemandes font leur apparition à la sortie de la ville. Mais, jusqu'au dernier instant, réfugiés et soldats français n'ont cessé de se presser pour franchir la Loire, et, lorsque Marchand fait sauter le pont Royal, il est encombré de fuyards. On ignore combien de réfugiés se trouvaient sur le pont Royal, écrira le journal La Nouvelle République dix ans plus tard; 100, 500, 60? Ce qui est certain, c'est que, le 18 juin, quelques sauveteurs iront chercher, parmi les décombres ou sur les piles du pont, les blessés qui gémissent parmi les morts.
A Gien, dans la nuit du 17 au 18 juin, les soldats qui s'opposent encore aux Allemands, désireux de franchir la Loire grâce aux moignons du pont, doivent lutter non seulement contre l'ennemi, mais aussi contre les réfugiés qui, pris entre deux feux, s'obstinent à vouloir passer, s'accrochent aux débris de ferraille, campent sous les voûtes épargnées par l'explosion, servant sans le vouloir la progression allemande..
A Sully, le 16 juin, on compte dix-sept attaques aériennes contre le pont dont les abords sont encombrés de voitures et de camions incendiés. Vouloir le franchir, c'est prendre un risque mortel.
Pour des millions de Françaises et de Français, la France de l'exode, c'est une succession de rivières qu'enjambent des ponts minés et ravagés par le feu des mitrailleuses d'avions.

Toute la France en fuite

Toute la France en fuite pendant la bataille de France en 1940
Il y a de tout dans ces foules. Les carmélites de Troyes ont abandonné leur cloître le 14 après avoir reçu, à deux heures du matin, la communion des mains de leur aumônier, le chanoine Juchat. Elles marcheront, pendant des jours et des jours, en direction du Tarn, où elles n'arriveront jamais. Elles découvriront avions, autos, chars d'assaut, ordures, injures, ruines, accouplements dans les fossés, vin rouge, gentillesse des soldats. Il leur faudra enterrer dans une armoire une jeune franciscaine tuée par le bombardement.
On a évacué Fresnes et la Santé dans la soirée du 10 juin. Voleurs, assassins, politiques ont été enfournés dans deux douzaines d'autobus aux stores baissés et dans plusieurs voitures cellulaires. Enfermés deux par deux dans des cellules miniatures (50 cm de côté!), certains prisonniers resteront dix-huit heures sans bouger. Le communiste Léon Moussinac a raconté son terrible voyage et celui de centaines de captifs. Presque rien à manger : une cuillerée de riz le matin, une pomme de terre le soir, et le bruit de la bataille qui se rapproche, et les avions qui survolent ces autobus soudain immobilisés mais où des hommes enchaînés tremblent de peur.
Toute la France est en fuite, les fous comme les autres. Il arrive à Bordeaux, le 7 juin, 251 aliénés du Bas-Rhin en route depuis de longues heures et qui repartent avec leur escorte après un léger repas. Dans le Loiret, les fous ont été moins bien gardés; 200 d'entre eux se répandent dans Orléans où, deux jours durant, après l'arrivée des Allemands, des voitures municipales leur feront la chasse. On en trouvera un jouant au pharmacien dans une boutique qu'il a ouverte (elle est la seule de la ville) et où, spécialités, cachets d'aspirine, il distribue tout, uniformément, contre dix sous. On naît sur les routes de l'exode. Dans les fossés. Dans les granges.
Mais, plus que la naissance et plus que la mort, c'est la nourriture qui préoccupe les fuyards. Dans les villes et les villages traversés par le flot, les magasins d'alimentation ont été pillés. A Brière,où il passe 12 000 réfugiés par vingt-quatre heures, le premier adjoint a fait rassembler tous les animaux errants pour les vendre aux bouchers qui nourrissent la foule.
De partout montent vers un gouvernement impuissant des appels à l'aide. Les municipalités débordées réclament des lits, de l'essence, de la farine, du lait, de l'argent. Les départements encore libres se renvoient les réfugiés. Le préfet des Deux-Sèvres demande que l'on stoppe tous les convois en direction de son département; il n'a plus de quoi nourrir de nouveaux arrivants, il ne saurait où les loger.
Et dans certaines régions de France, celles que traversent les grandes routes s'enfonçant vers le sud, les réfugiés, avec les jours qui passent, sont reçus de plus en plus hargneusement. On impute à la masse les vols de quelques-uns. Dans tout le Loiret, ce n'est bientôt qu'un cri contre les Parisiens. L'adjoint du village de La Bussière décrit les réfugiés tuant les poules, les lapins, les bestiaux, emportant les boissons et maints objets ou literie.
Et il est vrai que les actes de pillage sont nombreux dans les villages désertés. Les plus compréhensibles. Mais également les plus stupides et les plus inutiles. A Andon­ville (Loiret) les pillards ont forcé la porte du tabernacle, jeté les hosties, volé un ciboire... et emporté le drapeau des anciens combattants. Ailleurs, bien entendu, on dérobe de préférence poulets, lapins, conserves, vins dans le cellier, draps dans l'armoire.
Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'un certain nombre de villageois aient accueilli l'armée allemande sans acrimonie. Le mot ils sont corrects! avant de le trouver dans la propagande allemande, je l'ai trouvé sous la plume de certains maires paysans écrivant aux autorités préfectorales en juin ou juillet 1940 : Les soldats allemands qui sont au pays se conduisent très bien. Les gens ont repris leur travail et n'ont pas à se plaindre de l'occupation allemande. Ainsi il existe une hiérarchie dans le malheur et il arrive que le soldat allemand soit moins craint que le réfugié affamé.
Triste vérité, mais vérité explicable.
Il pleuvait et les matelas, sur le toit des voitures, étaient trempés. [...] Ces matelas et ces édredons semblaient être la principale préoccupation des gens sur la route. Ils essayaient de les recouvrir avec des morceaux de toile cirée et même avec leurs imperméables attachés avec des bouts de ficelle. Avant que la Grande Migration ne commence, les stocks de toile cirée avaient fondu jusqu'au dernier mètre. Qui sur terre, sinon une Française, aurait pensé à la toile cirée pour ses matelas au milieu de cette Apocalypse. [...] Dix millions de Français allaient sans but, sur les routes, avec leurs matelas et leurs poêles, arrêtant les communications, paralysant tout mouvement militaire rapide...
Témoignage
Passage des réfugiés dans le centre ville de Limoges