20 h 30 : l'Emile-Deschamps flotte et se remue. Le voici accosté devant nous. Nous n'étions pas loin de cinq cents à bord (y compris quelques femmes et un ou deux bébés) lorsque, vers 22 heures, Il appareilla pour sa dernière traversée. C'était le 3 juin 1940, la dernière nuit à Dunkerque. Et l'Emile-Deschamps et ses passagers furent aussi les dernières victimes de l'évacuation.
Cela se passa exactement à 6 h 20, le
4 juin, à 6 milles de North Foreland, près de l'entrée de la Tamise. Nous étions là une foule de bateaux tous plus ou moins égarés du fait de la brume intense qui avait régné toute la nuit.
Donc, nous avions pris la ligne de file derrière un aviso anglais qui, manifestement, allait en Angleterre. D'ailleurs, la falaise était en vue... Sauvés !...
Au pied de l'échelle, un brave homme de premier maître mécanicien m'offre une tasse de café chaud. Je l'aurais embrassé.... Si, au même moment, un choc d'une violence inouïe ne m'avait brutalement coupé le souffle. Je regardai autour de moi. L'eau montait à toute vitesse.
Il paraît que nous avons disparu en moins de dix secondes. Je veux bien le croire.
Autour de nous, la houle, lente et douce, découpait dans une mare de mazout une sorte de sinusoïde ponctuée de têtes. Plus loin, une grappe humaine accrochée à un roof de bois. C'est tout ce qui restait de l'Emile Deschamps et de ses passagers. Mon ami. Jacquelin de La Porte de Vaux tirait gaillardement sa coupe en chantant un air patriotique. Il voulut m'encourager à faire de même. Il paraît que c'est de bon ton dans les circonstances de ce genre. Je n'en étais pas du tout persuadé !
Tout nu, sans un sou, sans papiers ramassé par l'Albury, j'échouai, une heure plus tard, sur le quai de Margate, dans une ambulance où déjà un autre client attendait. C'était Jacquelin, recueilli par un autre bateau. Qu'est-ce que je pris pour mon refus de chanter dans l'eau !...
Au poste de secours, une immense salle des fêtes, évoluaient de jeunes nurses toutes plus charmantes et souriantes les unes que les autres. Mon Dieu ! qu'on était déjà loin de la guerre sur ce sol anglais si proche de Dunkerque ! S'il n'y avait pas eu tous ces blessés... Un grand diable de soldat anglais s'est emparé de ma personne. Il m'enlève comme un enfant vers la première table de pansements. Un pied foulé, le dos meurtri, couvert d'ecchymoses comme un léopard... Mais pourquoi cette jeune infirmière rougissante a-t-elle poussé cette exclamation réprobatrice ?
C'est que mon porteur, dans sa hâte, a laissé glisser la couverture qui me vêtait, et me voilà foulant (sur un pied) tout nu, sans un sou, sans papiers, sans uniforme, le sol de la bonne vieille Angleterre, assez bon échantillon, malgré tout, de ces quelque 330 000 rescapés de Dunkerque.