Gamelin, la négation du caractère

Rarement général, avant la bataille, reçut plus d'éloges que Gamelin (sur la photo, deuxième à gauche). En moins de cinq lignes, News Reviews de novembre 1939 trouve le moyen de le comparer à Joffre, Foch, Weygand, Fabert, Catinat et Gallieni ! L'hebdomadaire Vu écrit qu'il est « un chef énergique préparant minutieusement les opérations, un chef heureux qui ne connut aucun échec. La Revue des Deux Mondes, de septembre 1939, trace un portrait que les événements démentiront point par point : « L'intelligence d'un chef consiste à comprendre les conditions nouvelles que le machinisme impose. Le général Gamelin, en ces dernières années, s'est vivement intéressé à tout ce qui est organisation, modification, fortification... Il a le grand mérite d'avoir à la fois la notion du possible et la notion des circonstances et des événements qui peuvent ouvrir des possibilités nouvelles... »
Quelques jours de mai suffiront à démonétiser Gamelin, mais il est bon de rappeler qu'avant l'arrivée au pouvoir de Reynaud, qui dénoncera immédiatement sa mollesse dans l'action, nul ne le critique. Courtois, intelligent, cultivé, prudent, obéissant, ne gênant personne et ne se mettant jamais en travers de ceux qui dirigent, il a toutes les qualités admirées en temps de paix.
La défaite venue, il partira sans bruit. Tant de drames attirent l'attention que le moment est favorable aux évanouissements discrets. Malgré toute la publicité faite autour de lui, il n'a jamais été populaire. Ni impopulaire. Il n'est pas. C'est un homme sans magnétisme, et ce trait, que rapporte Bardoux (son habitude d'inscrire « d'accord », sans davantage choisir, sur tous les rapports qui soumettent deux propositions différentes) est symptomatique d'une absence de caractère qui éclatera dans le malheur.
Il est de cette lignée d'hommes, fabriqués dans les couloirs et pour les couloirs, tirant toute leur gloire de l'événement qui a marqué leur jeunesse ou leur âge mûr, qui ne savent dire « non » à personne, qu'aucune force d'âme n'inspire et dont la lucidité même finit par être inutile.
Car, si on trouve sous la plume de Gamelin de nombreux textes pessimistes et clairvoyants, textes dans lesquels il réclame une intensification de l'effort d'armement, affirme « que la France est hors d'état d'attaquer initialement l'Allemagne avec des chances sérieuses de succès », ses prises de position resteront pratiquement sans effet. Lorsqu'il voit juste il ne fait rien pour imposer son jugement et s'incline facilement devant des choix détestables, allant même jusqu'à les faire siens...
Il vit peu au contact des hommes. Dès le début de la guerre, il s'enfermera dans les casemates de Vincennes dans une solitude triste, animée seulement de potins sur l'avancement et la politique parisienne. Pas d'émetteur radio. Pas de télétypes. Peu de vues sur le monde.
Au général Georges, qui commande les opérations, et dont le P.C. est installé à La Ferté-sous-Jouarre à cinquante-cinq kilomètres de Paris, il a presque tout délégué, ce qui lui permettra, le moment du désastre venu, de répliquer à Weygand qui lui fait remarquer que sa bataille est bien mal engagée : « Vous voulez dire la bataille du général Georges », et aussi, car il ne manque pas de perfidie glacée, d'achever devant la Commission d'enquête parlementaire, où il se révèle totalement, un long exposé, fait tout entier pour mettre en valeur les responsabilités et les erreurs de Georges, par ces mots, qui n'ont que les apparences de la courtoisie :
Je ne vous ai jamais dit que le général Georges ne fût pas un militaire de valeur ; loin de moi cette pensée. Je rends parfaitement justice à toutes ses qualités. Je ne le représente nullement comme un homme ayant commis des fautes évidentes a priori. Certaines erreurs qu'il a pu commettre entrent dans une ambiance. Voilà ce sur quoi je voulais insister.
Le château de Vincennes; un couvent ou sous-marin sans périscope
Ne quittant guère le château de Vincennes, le général Gamelin allègue son ignorance de l'état moral de son armée : « Vivant uniquement au contact des commandants d'armée, je reconnais que je ne m'étais pas suffisamment rendu compte de l'état d'esprit du pays et des troupes. »
Il vivait confiné dans sa casemate souterraine où ne pénétraient ni l'air ni la lumière du jour. Quand le général de Gaulle lui rendit visite, il le trouva « travaillant et méditant dans un cadre semblable à celui d'un couvent » (MÉMOIRES, l'Appel).
Et ce couvent n'était même pas relié aux armées par une station de radio ! Pour s'en expliquer, après la guerre, le général Gamelin écrira au journal l'Aurore une lettre, publiée le 8 novembre 1949, disant : « A mon échelon, qu'eussions-nous fait d'une antenne émettrice de T.S.F.? Nous avions d'ailleurs celle du G.Q.G. [à La Ferté], mais nous évitions de nous en servir pour ne pas nous faire repérer. »
La casemate du généralissime était donc aussi un sous-marin sans périscope !
Certes, le général Gamelin se rendait tout de même compte que tout n'était pas parfait, puisqu'il prescrivait aux commandants d'armée de remettre de l'ordre sur le front, d'aller voir sur place et d'exiger l'exécution des ordres. Mais comme il oubliait de suivre lui-même ses propres conseils, ses recommandations restaient lettre morte. Sans impulsion d'en haut, personne n'osait remonter le courant, et la flamme continuait à baisser dans notre armée.
Aussi, lorsque la « drôle de guerre » prendra brusquement fin, notre armée (à part d'honorables exceptions qui dresseront des îlots d'héroïsme dans une mer d'abandons) ne sera plus qu'un corps sans âme, un château de cartes. Et ce château de cartes s'écroulera au premier choc des panzers qui auront franchi l'Ardenne « impénétrable » et rompu notre front continu « inviolable ». Ce sera donc à la fois la faillite de notre doctrine, de notre commandement, « foudroyé par la surprise », et de notre armée, que l'on avait préparée pour la guerre précédente et laissé miner par huit mois d'inaction.
Gamelin cloue le cercueil de l'armée française
Ces huit mois de
répit sont gâchés par
Gamelin qui, consciencieusement,
dispose Les pièces de son désastre.
Non seulement l'armée ne profite
pas de la drôle de guerre pour
entraîner efficacement les recrues et tirer des leçons de La campagne
de Pologne, mais le généralissime
construit une chaîne de commandement
aberrante, conservant
les moyens et les plans d'action ..
mais déléguant l'exécution au
général Georges.
Gamelin n'intègre pas non plus dans
ses projets la neutralité belge ainsi
que la doctrine et le déploiement
de la Wehrmacht: son cerveau est
devenu étanche aux variables extérieures.
Par sécurité, il n'écarte
aucune hypothèse et disperse ses
forces. IL conserve des moyens
disproportionnés derrière la ligne
Maginot. Il dispose une réserve à
proximité de La Suisse. Bien plus
grave, il s'accroche à l'idée d'une
ligne principale de résistance en
Belgique, où ses armées ne peuvent
entrer préventivement: il risque ainsi
le meilleur de l'armée et le corps
britannique dans une bataille de
rencontre fort peu compatible avec
la doctrine.
Le dernier clou dans le
cercueil est l'ajout au printemps 1940 d'une poussée jusqu'à
Breda dans l'espoir de
sauver rarmée néerlandaise.
Ce pari consomme
la seule réserve mobile,
la 7eme armée jusque là
placée dans la
région de Reims, face aux Ardennes.
La prise de risque folle du plan
Dyle-Breda, si éloigné des principes
français, n'a d'égale que la décision
d'Hitler de frapper au centre
à travers un massif boisé dont
le débouché est barré par un large
fleuve. Involontairement, le plan
de Gamelin potentialise celui de
Manstein : impossible d'imaginer
pire.
Le 10 mai, la France est vaincue
moins pour avoir attendu derrière
sa Ligne Maginot qu'à cause de
la hardiesse inepte de son seul mouvement.
Si la défaite de 1940 puise
ses racines dans des contingences
domestiques et dans un fantasme
sécuritaire qui dépasse la responsabilité
de l'armée, son ampleur
s'explique avant tout par des options
militaires désastreuses.
