Noël 1940 en Angleterre

Londres sous les bombes

Tragique Noël où les Londoniens vivaient davantage dans le métro que chez eux
Si vous aimez ce site ne bloquez pas l'affichage des publicités... Merci !

Ni dinde, ni oranges.

La Grande-Bretagne se bat seule. De l'autre côté du Channel, la France prostrée confectionne des Colis du Prisonnier, et les populations du Nord assistent, poing crispé de colère, au spectacle des terrains d'aviation taillés par la Luftwaffe le long des côtes.
Au maigre dîner de Noël, composé autour de la ration de saucisse, les propos tournent autour de l'arrivée d'Eden à la tête du Foreign Office pour succéder au trop pacifiste Lord Halifax. On évoque le blitz certes : les bombardements de la Luftwaffe ont déjà causé aux Britanniques plus de 124 000 victimes tandis que 2 750 000 immeubles civils ont été détruits ou endommagés. Le seul raid sur Coventry (le 14 novembre) et ses 554 victimes, les incendies du centre de la ville (50 000 maisons rasées en dix heures par 500 bombardiers hitlériens), la destruction de la cathédrale endeuillent ce premier Christmas, d'une Grande-Bretagne dramatiquement livrée à elle-même.
Il y a six jours, pourtant, à la Chambre des Communes, le Premier ministre, Winston Churchill, a conclu son discours de ces notes : « Il n'est pas un de nous qui ne puisse s'en aller, à Noël, relativement tranquille. Et nous ne saurions nous séparer sans un sentiment de gratitude, sans nous féliciter d'avoir été préservés du
désastre jusqu'à présent, et d'être parvenus à améliorer la situation.
»

Vivre le plus normalement complet

Londres pendant le blitz en 1940
Pas de sapin illuminé ce soir à Trafalgar Square. Les 2 300 pompiers de Londres se tiennent sur le qui-vive. Et les 30 000 volontaires du National Free Service sont prêts à répondre au premier hurlement des sirènes. Sur les toits, les guetteurs de la Civil Defence écoutent le ciel.
A Victoria Station, le personnel, exclusivement féminin, en salopette et casquette (une partie des 150 000 employées des quatre grands réseaux britanniques) veille à la marche des trains, délivre les tickets, entretient les signaux. Certes, les itinéraires et horaires des chemins de fer sont quotidiennement modifiés en fonction des dernières destructions sur les ponts, les gares, les aiguillages au point qu'il devient rare d'emprunter deux fois de suite le même trajet d'un point à un autre. Certes les autobus à impériale sillonnant Londres ravagée ne circulent plus la nuit : et quand, le jour, les passagers voient le chauffeur effectuer un détour au coin d'une rue barrée par une corde, c'est qu'il y a encore eu des dégâts au cours de la nuit précédente.
Le black-out est total. Les chefs d'îlots « ont, tous, les yeux creux,' n'aspirent qu'à dormir, et souffrent de troubles digestifs. Il est impossible à un travailleur de force de trouver le temps et l'énergie qu'exige un service aussi dur et aussi absorbant. »
Les métros-abris sont pleins à craquer : familles venues avec provisions, matelas, sacs de couchage, couvertures, jeux, lait en poudre pour les petits enfants trop jeunes pour avoir été envoyés à la campagne. Des infirmières parcourent les quais, servent, à grands brocs, le thé et le cacao.
Pourtant, le chef de la Défense passive du district de Bethnal Green « sent que la bataille est gagnée à la veille de Noël 40. Les centres d'accueil n'hébergent plus que 10 % des évacués qu'ils avaient abrités au mois de septembre 1940 », quand les premières bombes avaient allumé la Bataille d'Angleterre. Désormais les familles limitent leur protection à courir, à la première alerte, aux abris Anderson, cagnas de tôle ondulée préfabriquées et commercialisées par le gouvernement, aux bosses bosselant les jardins.
Cet après-midi du 24 décembre 1940, les magasins éventrés par les bombes et aux vitrines aveuglées par des planches affichent Business as usual sous les yeux patients de longues files d'attente d'où aucun murmure ne monte. Edward Murrow note sur son calepin, à la page du 24 décembre: « Bien qu'il n'y ait pas grand chose à acheter dans les magasins, et bien que pas mal de Londoniens soient hors de la capitale, essayer d'entrer dans un magasin aujourd'hui est comme nager à contre-courant des chutes du Niagara tellement les rues sont noires de promeneurs et de voitures. » Ce soir, pour retrouver parents et amis, les Londoniens, masque à gaz en bandoulière, se repéreront aux bandes peintes sur les troncs d'arbres et les bordures des trottoirs. Ou demanderont leur chemin à ces agents coiffés d'un casque bleu émaillé portant le mot POLICE peint en lettres blanches.

Une oie, des noix, du chocolat

Pour Vera Hodgson, « ce Christmas est délicieux; au menu, une oie que Cathie a réussi à dégotter. Et puis quelques noix et du chocolat, bien que ce soient là délices rares. Mais nous pensions au Noël 1939 où tout nous manquait. »
Dans bien des familles, on savoure, ce soir le Wartime Christmas Pudding, recette officiellement élaborée par le Ministre du Ravitaillement et abondamment diffusée dans les journaux : à base de carottes râpées, pruneaux hâchés et fruits secs. Le plat central est le Woolton Pie, qui entrera dans l'histoire du Kitchen Front, formule lancée par lord Woolton, ministre du Ravitaillement depuis avril 40, et que les ménagères adopteront avec patriotisme : carottes alors abondantes en Grande-Bretagne, panais, navets, pommes de terre, le tout nappé d'une sauce blanche. « Sec et immangeable », en diront les Britanniques qui, pourtant, s'en contenteront cinq ans durant...
Les abris publics abritent, cette nuit, d'endiablées Christmas Parties. « Les habitants d'une rue ou d'un carré de maisons se regroupent, collectent de l'argent, un pot de confiture ici, un peu de margarine là. On danse, on chante, on passe des films, raconte Barbara Nixon. Les chefs d'îlots ont confectionné des jouets à partir des débris causés par les bombardements : voitures, tanks, bateaux. Alors que tout a été prévu pour offrir une fête aux seuls vingt enfants du quartier, je descends avec une sacoche de vingt de ces jouets, pour découvrir que Mrs Thompson au grand cœur, notre cantinière, avait convié quatre-vingts enfants ! Il faudra recourir à un système de tombola... »
Noël à Londres en décembre 1940

Sanglants lendemains de Noël

Dans la nuit du 29 décembre, comme pour souligner qu'elle ne laisserait à la Grande-Bretagne aucun répit au cours de la nouvelle année, la Luftwaffe déclencha sur Londres une de ses attaques les plus meurtrières. Les bombardiers se concentrèrent au-dessus de la Cité, berceau de la capitale, riche en vieilles églises et en édifices importants comme la Banque d'Angleterre. La défense passive fut prise de court.
C'était un dimanche soir, au moment de Noël. La plupart des hommes qui auraient normalement dû être de garde aux postes d'incendie avaient pris le risque d'aller passer les fêtes en famille. 244 bombardiers allemands commencèrent à déverser leurs bombes incendiaires, mettant le feu aux toits de bois dont les débris enflammés s'écrasaient dans les rues étroites et tortueuses.
Les autopompes furent bientôt sur place, mais l'incendie se propagea si rapidement qu'il eût fallu d'énormes quantités d'eau pour en venir à bout. L'automne avait été sec et le niveau de la Tamise était si bas que les pompes la vidèrent rapidement. Bientôt il n'en sortit plus qu'un mince filet d'eau boueuse. Des centaines d'édifices et d'églises vénérables furent dévorés par les flammes.
De tous les lieux de culte de la Cité, seule la cathédrale Saint-Paul sortit plus ou moins indemne de ce bombardement. Depuis le premier raid sur Londres, un piquet d'incendie y veillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre et, cette fois, tout le monde, clergé au grand complet, chantre, bedeau, était à pied d'oeuvre. Néanmoins, le feu s'empara du grand dôme de la cathédrale. Grâce à l'intervention d'une armée de volontaires, l'incendie fut maîtrisé.
La Cité elle-même eut moins de chance. Pour la seconde fois dans son histoire, un grand incendie la ravagea, elle avait connu une première fois ce triste sort en 1666. Au cours d'un conseil des ministres convoqué d'urgence le lundi 30 décembre, Churchill jura que cela ne se reproduirait plus. Le peuple britannique partageait sa fureur devant le martyre subi par ce quartier de la capitale, qui lui était particulièrement cher.