Ils sont jeunes... Très jeunes
rideau
barricade en mai 68
Aux alentours de vingt heures, côté police, on décide d'en finir avec l'émeute. Méthodiquement, les grenades pilonnent l'artère vitale du quartier Latin. Puis les brigades spéciales foncent, bidule au poing. C'est fini. Les ultimes émeutiers se dispersent en hoquetant. Ils ont tenu presque quatre heures.
Dans toutes les rues du territoire indocile, la chasse est ouverte. Mais la définition policière du manifestant est fort extensive. Les coups portent à l'aveuglette. Place Edmond- Rostand, un automobiliste est arraché de sa voiture et promptement assommé sous les yeux de sa femme qui hurle. Des passants, indignés, s'approchent ; ils s'effondrent à leur tour sans avoir eu le temps de comprendre, la bouche encore arrondie par un cri d'indignation avorté. Un peu plus bas, un étudiant, cerné par la meute, essaie de se protéger la tête avec un classeur dont l'attache, défaite, pendouille dérisoirement. Une femme, la cinquantaine, bouleversée, crie : « Arrêtez, arrêtez ! » Trois ou quatre policiers se retournent, se détachent de la pieuvre aux innombrables matraques qui battent en cadence et se jettent sur elle, la frappant à tour de bras ; elle tombe, le visage en sang, gémit : « Mais je n'ai rien fait, rien. Il ne fallait pas défendre ces salauds-là. »

es lycéens, des étudiants, vingt ans à peine, découvrent l'extraordinaire ivresse que procure l'explosion d'une violence tapie au fond de soi. Dans ces instants-là, tout bascule, les interdits sautent. Les rancoeurs accumulées, les déceptions, la grisaille, le désir de révolte refoulé rompent les digues, surprennent celui qui frappe comme ils surprennent celui qui est frappé. L'affrontement, les professionnels de la révolution le souhaitaient, le préparaient depuis des mois. Il éclate soudain, sans eux, dans leur dos, en leur absence. Ironique leçon que le politique July n'en finit pas de méditer.

Pendant ce temps, en haut du boulevard, mille contestataires se sont rassemblés près de la place Edmond-Rostand. Les grilles de fonte, au pied des arbres, sont détachées, jetées sur la chaussée. Des poteaux de signalisation sont arrachés, des voitures disposées en chicane. Les étudiants ont allumé un feu. Le goudron fond et des plaques se craquellent, qui fournissent d'excellents projectiles.
Sur ce barrage haut de trente centimètres, franchissable sans effort, une haie humaine se dresse. Ils sont jeunes, très jeunes, inexpérimentés mais résolus. Lorsque la police charge, ils ne s'enfuient guère, ils résistent, bombardent, contre-attaquent avec une rage froide, une haine imprévisible.
Serge July n'en revient pas. Son sommeil a été brutalement interrompu par sa femme Evelyne qui, écoutant la radio, a appris l'intervention de la police à la Sorbonne. Serge a sauté dans un pantalon, couru vers le Quartier.
Il arrrive à point pour voir s'ériger la mini barricade, en haut du boulevard Saint-Michel. La témérité de ces jeunes gens qu'il ne connaît pas l'effare. Sans chefs, sans service d'ordre, ils se cognent aux flics avec une totale inconscience du danger. Par quel mystérieux mécanisme, par quel étrange dédale, des garçons et des filles que les observateurs, hier, peignaient apathiques, isolés, sortent-ils de leurs gonds, agressent-ils l'ordre établi ?
Le « vieux » routier de l'UNEF, de l'UEC, n'aperçoit dans cette foule juvénile aucun copain — le voici spectateur d'un mouvement qui lui échappe. Entre la Seine et le Panthéon se déclenche un processus insolite, inexplicable. Un vent de folie souffle sur le périmètre « libéré ».

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Mai 68