Pour faire face aux attaques de plus en plus évoluées des U-Boote, les Britanniques doivent s’adapter malgré des lacunes criantes en navires, avions et armes ASM. Tandis que les convois vont grossir en taille, les escorteurs verront leur nombre s’accroître et leurs tactiques de combat se développer.
Les escortes paraissaient si inefficaces contre les attaques des meutes que, à tous les échelons du commandement, on commença à se demander s’il était raisonnable de regrouper les navires en convois. Ceux-ci semblaient, en effet, constituer des objectifs rêvés pour les sous-marins, toujours prêts à l’attaque.
Le problème ne venait pas seulement de l’absence de discipline au sein des convois, mais aussi de la pénurie chronique de navires d’escorte, aggravée encore par les lourdes pertes subies en mer au cours du printemps et de l’été de 1940 pendant les campagnes de Norvège et de France.
L’installation ultérieure par les Allemands de bases de sous-marins dans des ports français interdit aux navires britanniques l’utilisation de leurs propres ports de la Manche et les empêcha d’atteindre la Grande-Bretagne par le sud-ouest. Dans toute la zone que les Anglais appelaient les «atterrages occidentaux», la seule voie d’accès pour les navires en provenance de l’ouest se résumait désormais à l’itinéraire qui contournait l’Irlande du Nord et conduisait par le canal du Nord après la traversée de la mer d’Irlande, aux ports de la côte ouest de la Grande-Bretagne: Liverpool et Glasgow.
Comme même les détracteurs du système des convois ne proposaient aucune solution de rechange, on continua donc à former des convois, avec tous les problèmes que cela posait. Les difficultés commençaient, dès que les navires se rassemblaient à leur point de rendez-vous: généralement au large de Halifax ou de Sydney, en Nouvelle-Écosse, si les convois allaient vers l’est, et au large de Liverpool ou de Glasgow, si les convois se dirigeaient vers l’ouest. A ces cargos, petits et grands, se joignaient des pétroliers, les uns flambant neufs, les autres très anciens, éventuellement un ou deux paquebots, et parfois encore un navire converti pour la circonstance en transport de chars, de camions ou de péniches de débarquement.
Dissemblables par la taille, ces navires différaient aussi par leurs possibilités de manoeuvre, leur vitesse, leur aptitude à rester en formation, leurs systèmes de signalisation, la valeur de leurs équipages, et même la plus ou moins grande facilité des hommes à comprendre les ordres lancés de la passerelle par des marins de nationalités différentes, à savoir: des Hollandais, des Polonais, des Norvégiens, des Danois, des Belges ou des Canadiens français. Et même lorsque l’anglais constituait la langue commune à bord du navire, un Écossais pouvait avoir beaucoup de mal à comprendre son second maître de Southampton, et vice versa.
En mer, le convoi se disposait suivant un grand rectangle comportant de huit à 12 courtes files éloignées les unes des autres de 900 mètres, et où chaque navire maintenait une distance allant de 350 à 550 mètres entre son arrière et l’avant de celui qui le précédait.
Un convoi de 40 navires (pendant les trois premières années de la guerre, ces rassemblements comprenaient en moyenne de 30 à 45 navires de commerce) se mettait sur huit files comptant chacune cinq bâtiments. Le convoi couvrait ainsi un espace de près de 6,5 kilomètres de large soir un peu plus de 3 kilomètres de profondeur. Pour protéger un tel ensemble, la Royal Navy ne pouvait habituellement détacher que quatre ou cinq navires d’escorte. Un vieux destroyer de la Première Guerre mondiale se plaçait généralement en avant de la formation ou à l’endroit d’où l’on estimait que l’attaque pouvait survenir.
Non seulement il était déjà difficile de maintenir et de faire évoluer en un bloc une telle armada, mais le délicat problème du commandement venait encore compliquer les choses. Au commandant de l’escorte incombait l’entière responsabilité des navires d’escorte et du convoi tout entier. Il prenait l’initiative des directives de changements de route et des instructions jugées nécessaires à la sécurité de l’ensemble des navires. Mais le groupe comptait également un commodore, qui hissait sa marque à bord du navire de commerce placé en tête de la file centrale, et à qui revenait la tâche de superviser la discipline intérieure du convoi.
Malheureusement, il arrivait que les fonctions et les responsabilités du commandant de l’escorte et du commodore empiètent les unes sur les autres. Il en résultait des situations embarrassantes, surtout lorsque le commandant de l’escorte (en général un capitaine de frégate ou de corvette, ou même un simple lieutenant de vaisseau) était de loin inférieur en grade au commodore, contre-amiral ou vice-amiral tiré de sa retraite pour servir à titre temporaire dans la Royal Naval Reserve. Il fallait, de part et d’autre, faire preuve de beaucoup de tact et de courtoisie pour qu’un amiral acceptât les ordres d’un jeune lieutenant de vaisseau mais, nécessité faisant loi, les choses finissaient généralement toujours par s’arranger.
Une fois l’armada en formation, les navires d’escorte devaient la guider vingt-quatre heures sur vingt-quatre, que la mer fût lisse comme un miroir ou déchaînée. Chaque vaisseau était tenu de garder la position qui lui avait été assignée au sein du convoi, et s’efforcer de faire le moins de fumée possible pour ne pas attirer l’attention des U-Boote. Chargés à ras bord lors des voyages vers la Grande-Bretagne, ils plongeaient lourdement dans la mer et n’avançaient qu’avec peine dans la zone dangereuse au large de la côte nord-ouest de l’Irlande. Naviguant sur l’est au retour, en direction des ports d’Amérique du Nord, ils dansaient comme des bouchons de liège sur les vagues et résistaient mal aux terribles tempêtes.
Tout au long des voyages, les navires d’escorte tenaient le rôle de chiens de berger, harcelant les traînards, faisant serrer les rangs ou garder les distances, ordonnant de diminuer la fumée ou d’observer le black-out, ou tançant le navire qui, violant toutes les instructions reçues, se débarrassait de ses détritus ou rejetait ses eaux de fond de cale en plein jour.
Même quand tout allait bien, les navires d’escorte devaient sans cesse assurer le bouclier de protection. Ils ratissaient inlassablement l’avant de la formation, leur asdic balayant les fonds pour tenter de repérer les sous-marins embusqués sur la route du convoi; ils patrouillaient sans relâche sur les flancs pour empêcher les assaillants de se faufiler au milieu du convoi; ils naviguaient aussi continuellement à l’arrière. Les commandants d’U-Boot attaquaient volontiers la queue des convois, sachant fort bien que un ou deux escorteurs seulement pouvaient habituellement être affectés à la surveillance d’un secteur, qui atteignait parfois jusqu’à quelque 10 kilomètres de large!
A tout moment risquait de survenir le signal lumineux annonçant que l’ennemi avait été aperçu sur l’avant du convoi. Il fallait alors faire virer de bord la masse des navires. Le changement de cap s’effectuait presque à angle droit et parfois si brusquement que les navires croisant à l’intérieur du virage se rapprochaient dangereusement les uns des autres, tandis que ceux qui se trouvaient à l’extérieur s’éloignaient au point de risquer de se perdre de vue. Les commandants des escorteurs devaient mettre en œuvre leur habileté, leur intuition et leur patience (sans compter la vitesse qu’ils pouvaient tirer des machines de leurs bâtiments déjà sollicitées au maximum), et le commodore, au sein du convoi, veiller à éviter les risques d’abordage. Une fois la manœuvre exécutée et le convoi indemne sur sa nouvelle route, il fallait tout recommencer, pour reprendre l’ancien cap.
Souvent, on détectait les submersibles trop tard pour tenter de se dérober devant eux ou de les attaquer. Parfois, en particulier la nuit, le danger n’apparaissait que lorsque l’ennemi surgissait au cœur même du convoi. Aussitôt lancée, l’attaque s’accompagnait d’un spectacle effrayant: éclairs aveuglants des explosions, recherche frénétique des assaillants, mer recouverte de pétrole enflammé et jonchée de débris, de canots retournés, d’hommes morts ou agonisants.
L’âge d’or des sous-marins représenta une période de cauchemar pour les convois. En dépit de leurs efforts, les escorteurs s’avéraient incapables de protéger efficacement les navires dont ils avaient la garde. L’Amirauté avait été très longue à reconnaître que les U-Boote ne devaient pas nécessairement être en plongée pour attaquer les convois, et s’était montrée, de ce fait, trop confiante dans l’asdic, qui ne pouvait déceler que les submersibles en immersion. On avait espéré aussi que si les U-Boote passaient à l’offensive en surface, ils seraient repérés par les hommes de veille, mais le haut commandement ne s’était jamais posé la question de savoir comment ces veilleurs pourraient s’acquitter de leur tâche la nuit ou les jours de mauvaise visibilité. De plus, ces marins, néophytes pour la plupart, n’avaient aucune expérience véritable. Ils devaient passer des heures recroquevillés pour résister à la furie du vent qui leur cinglait le visage et leur brûlait les yeux. Quand, maladroitement, ils utilisaient leurs jumelles, les embruns obscurcissaient les lentilles et parfois gelaient sur elles. Et, lorsqu’ils scrutaient la mer, ils constataient avec amertume que les silhouettes grises et basses sur l’eau des U-Boote étaient pratiquement indécelables, même par lumière normale.
Hagards, les yeux rougis, les officiers d’escorteurs atteignaient les limites de l’endurance humaine; quatre heures de quart, quatre heures de repos, et ainsi de suite jour et nuit jusqu’à la fin du convoyage. Par la suite, Nicholas Monsarrat, l’auteur de La Mer cruelle, devait écrire:
«En mer, la fatigue et la tension créent une sorte d’hypnose: on a l’impression de vivre un mauvais rêve, obsédé non pas par la peur, mais par une routine intolérable. On abandonne le quart à minuit, trempé, crispé, les yeux à vif d’avoir subi les gifles du vent et d’avoir fixé les ombres; on boit une tasse de thé dans l’office du carré, et l’on enlève la couche supérieure de ses vêtements mouillés; on fait, disons, une heure de chiffre avant de prendre quelques heures de sommeil entre deux couvertures humides… Chaque nuit, 17 nuits de suite, on est réveillé à 3h.50 du matin par le quartier-maître, et l’on se dit: « Mon Dieu, je ne peux pas monter de nouveau là-haut dans le noir et dans la pluie dégoûtante et y passer encore quatre heures ». Mais on peut le faire, naturellement: à la fin, cela devient automatique.»
Une des tâches de quart aussi primordiales que celle de tenter de repérer d’éventuels sous-marins consistait à ne pas perdre de vue les autres navires du convoi. Pendant toute la nuit, l’officier de veille ne quittait pas des yeux l’ombre vague et vacillante du navire le plus proche, priant le ciel de la retrouver très vite quand une bourrasque de pluie ou bien une tourmente de neige ou encore un changement de cap du convoi la dissimulait à sa vue.
Souvent, quand l’aube pointait à travers le ciel embrumé, l’officier de veille découvrait que le navire qu’il avait surveillé se trouvait bien là mais malheureusement seul en vue. Les deux bâtiments étaient sortis de la formation pendant la nuit. Les veilleurs allaient alors scruter anxieusement un horizon vide, et les commandants se poser dans l’angoisse (deux navires isolés constituaient des proies rêvées pour les U-Boote) des questions qui restaient sans réponse: où se situait le convoi, sur l’avant ou sur l’arrière? Dans la première hypothèse, pourrait-on le rattraper? Dans la seconde, combien de temps faudrait-il l’attendre? Ne suivait-il pas, en fin de compte, une route différente après avoir changé de cap pendant la nuit?
Au début de la guerre, les navires égarés n’avaient aucun moyen de reprendre contact avec le gros du convoi. Le radar n’existait pas (il n’entrerait en application qu’à partir du printemps 1941), et les communications entre navires se faisaient par signaux optiques ou sonores. Le silence radio de rigueur n’était transgressé que par les messages codés de l’Amirauté, dont on ne devait en aucun cas accuser réception. Même s’il arrivait qu’un navire égaré émette un appel de détresse, il ne recevait pas de réponse car aucun convoi n’aurait osé courir le risque d’alerter les U-Boote par un message radio. De même, on ne souhaitait pas toujours qu’un navire attardé rejoignît le convoi: on craignait, non sans raison, qu’un submersible, au lieu d’attaquer le bâtiment isolé, ne l’eût suivi dans l’espoir d’être dirigé jusqu’au convoi.
L’impossibilité pour les escorteurs d’effectuer de bout en bout la traversée de l’Atlantique représentait une autre carence du système à ses débuts. Cela tenait moins au problème du ravitaillement en combustible qu’à la perpétuelle pénurie d’escorteurs. Ceux-ci ne dépassaient donc pas une longitude donnée avant de faire demi-tour pour prendre en charge un autre convoi. Pour les convois à destination de l’Amérique, la limite du convoyage déterminée par l’Amirauté fut jusqu’en juillet 1940 la longitude 15° ouest (200 milles environ à l’ouest de l’Irlande). Les atterrages occidentaux, qui constituaient la zone la plus dangereuse non seulement en théorie mais aussi en réalité, auraient nécessité une plus grande protection d’escorteurs. Cependant, à mesure que les U-Boote virent s’accroître leur rayon d’action, par l’augmentation de leur tonnage et l’utilisation des bases françaises, il fallut reculer la limite du convoyage: de 17° ouest jusqu’en octobre 1940, elle passa à 19°, puis, en avril 1941, à 35° ouest. Les escorteurs franchissaient ainsi plus de la moitié de l’océan Atlantique.
Quand un convoi atteignait cette limite, les navires se dispersaient pour gagner isolément leurs ports de destination. Quant aux escorteurs, ils allaient prendre en charge un convoi se dirigeant en sens inverse qui, après avoir été escorté un temps par des bâtiments de la marine canadienne, avait poursuivi son voyage tout seul, ou parfois accompagné par un navire de commerce armé en croiseur.
Le point de rencontre du nouveau convoi représentait toujours un moment extrêmement difficile et éprouvant nerveusement, et le mauvais temps ou les nombreuses attaques de sous-marins le retardaient souvent, quand ils ne l’empêchaient pas purement et simplement.
Le manque d’hommes entraînés et d’officiers expérimentés, la pénurie de navires d’escorte, l’absence de matériel moderne, l’incompréhension des problèmes posés par la nouvelle tactique d’attaques en groupes des submersibles contribuaient à remettre en cause le système des convois, dont les détracteurs n’avaient pas tout à fait tort de dire qu’il était à la fois inadapté et inefficace.
Pourtant, la tactique du convoi (une fois ses erreurs comprises et corrigées) s’avéra le meilleur moyen de répondre à la menace des sous-marins. Au cours de la guerre, on compta quatre fois plus de pertes parmi les navires voyageant isolément que parmi ceux naviguant en convoi. Ce fut finalement la solution apportée au problème de la protection des convois qui, dans la bataille de l’Atlantique, fit sérieusement pencher la balance en faveur des Alliés.