Le Japon et la Chine sont en guerre (non déclarée) depuis quelques
mois. Un incident mineur et non
prémédité (l'incident du pont Marco-Polo)
près de Pékinl a mis le feu aux
poudres le 7 juillet 1937. Il conduit, en
quelques semaines, à une immense
guerre de huit ans, terriblement
meurtrière: une quinzaine de millions
de morts militaires et civils chinois,
400 000 japonais. Pour Jiang Jieshi,
président de la République de Chine,
il s'agit de donner un coup d'arrêt à
la politique japonaise de mise sous
tutelle de son pays; ainsi que d'imposer son pouvoir dans
les provinces périphériques,
en particulier
au nord, où les cliques
militaires locales disposent
d'une autonomie
de fait. Il pense (faux
calcul) pouvoir impliquer
l'Union soviétique dans le conflit, ce qui compenserait
l'infériorité criante des troupes et,
plus encore, de l'armement chinois.
Du côté japonais, on se résout, dès
la fin juillet, à une offensive de grande
ampleur, de manière à prendre de
vitesse toute intervention soviétique
et à porter des coups décisifs qui
amèneraient Jiang à la soumission.
Mais il n'y a pas, côté nippon, volonté
de conquête ou de colonisation proprement
dite.
Dans ce contexte, se lancer sur
Nankin s'impose aux généraux japonais,
puisque c'est alors la
capitale chinoise. Jiang, qui avait
dès juillet perdu Pékin et Tientsin,
a lui-même cru judicieux de porter
en août la guerre en Chine centrale,
en attaquant les positions japonaises
à Shanghai. À l'issue de ce qui sera
la plus grande bataille du conflit, l'armée japonaise
reste en novembre 1937 maîtresse du
terrain, tout en infligeant d'énormes
pertes [sans doute 200000 hommes)
aux meilleures troupes chinoises.
Les vaincus se replient sur Nankin,
250 km vers l'ouest, poursuivis par
tes forces nippones. Jiang a donné
l'ordre d'y résister coûte que coûte
mais les Chinois démoralisés, enfermés
dans les murailles d'une ville aux trois quarts ceinte par
le fleuve Yangzi Jiang,
ne tiennent que cinq
jours. Les consignes
contradictoires et
te départ précipité
des administrations
gouvernementales vers la capitale provisoire
de Wuhan provoquent une
terrible panique, qui interdit toute
défense organisée. Cela conduit
à un premier carnage: des milliers
de soldats périssent en tentant de
traverser te large fleuve, mitraillés
par ta flottille japonaise ou noyés dans
tes eaux glacées. Le 13 décembre,
les Japonais entrent dans Nankin.
S'appuyant sur l'absence de déclaration
de guerre (elle n'interviendra que
le 9 décembre 1941 !) ainsi que sur
le refus des défenseurs d'accepter
la reddition proposée, ils sont décidés à se montrer impitoyables. Il s'agit
pour eux de briser par ta terreur toute
volonté de résistance dans l'ensemble
du pays.
De la rédition à l'extermination
Dès l'entrée des troupes japonaises dans Nankin, les habitants encore présents, et les milliers de réfugiés d'autres localités avec eux pris dans la nasse furent emportés dans un maelström d'exactions diverses, qui faisaient régner une atmosphère d'insécurité totale et permanente, que ce soit pour les biens, pour l'intégrité physique ou pour la vie.
La plupart des soldats s'étaient rendus sans opposer de résistance, souvent
par unités entières, le 13 décembre et les jours suivants. Assez nombreux aussi furent ceux qui désertèrent en endossant l'habit civil, et en tâchant de se fondre au sein des réfugiés. La propagande japonaise (et jusqu'à aujourd'hui les révisionnistes) ont beaucoup insisté sur cette « déloyauté » des soldats chinois, qui aurait en retour suscité des héritiers des samouraïs une vertueuse indignation. Mais il faut bien constater que le sort de ceux qui crurent bon de se fier au droit de la guerre fut exactement le même que celui de ceux qui se méfiaient. Ce fut donc le comportement exorbitant des Japonais qui provoqua les transgressions chinoises, non l'inverse... Même des blessés des hôpitaux furent raflés, brutalisés, entravés sans ménagement et enlevés. Tous, en tout cas, furent promptement rassemblés en groupes de plusieurs centaines ou plusieurs milliers, amenés en bon ordre, sans discrétion particulière, vers des esplanades préparées à l'avance. Là, horrifiés, ils se virent soumis au tir croisé de mitrailleuses, puis achevés si besoin était au pistolet, quand la baïonnette systématiquement enfoncée dans les corps révélait un souffle de vie.
De plus petits groupes étaient décapités au sabre ou transpercés à la baïonnette. Cela prenait plus longtemps, même si c'était plus exaltant pour les bourreaux. Cela laissait encore moins de chances de survie, comme le constate un journaliste nippon :
« Alors que je revenais vers la porte Zhongshan, je vis, pour la première fois, un massacre aussi incroyable que brutal. Au sommet de la muraille, haute d'environ 25 m, les prisonniers encerclés formaient une ligne. Ils étaient percés de baïonnettes puis étaient précipités en bas de la muraille. Nombre de soldats japonais astiquaient leurs baïonnettes, poussaient pour eux-mêmes un grand cri, et enfonçaient leur engin dans la poitrine ou le dos des prisonniers. »
Que faire des monceaux de cadavres ? On les jeta parfois au fleuve, mais c'était une lourde tâche. Par conséquent, sur les sites des principales tueries, les corps furent arrosés de gazoline, et sommairement brûlés (même à ce stade il y eut des survivants). Quelques épisodes furent plus baroques, comme ces wagons de marchandises remplis de prisonniers apparemment lancés dans le Yangzi. Mais, comme toujours dans les massacres de cette envergure, c'est la grisaille qui domine, avec une sorte d'effroyable routine. Du vite fait, (assez) mal fait : les héros étaient fatigués, et ils avaient froid.
À partir du 20 décembre 1937 environ,
les atrocités à l'encontre des civils,
commencées simultanément, passent
sur le devant de la scène. Les seules
à être planifiées touchent les jeunes
hommes (entre 15 et 44 ans), tous
accusés d"être des soldats ayant
tenté de se fondre dans la population.
Ceux sur lesquels on peut mettre
la main et qui ne parviennent pas à se
justifier sont généralement fusillés,
en groupe eux aussi. De nombreux
autres Nankinois des deux sexes
et de tous âges trouvent aussi la mort,
de manière assez constante sur la
période, mais cette fois sans caractère
systématique, sous la forme
de meurtres individuels, au gré des
patrouilles et des maraudages nippons.
Les témoignages abondent
de Chinois abattus parce qu'ils
s'enfuient ou juste pour s'amuser.
Nombreux sont les assassinats motivés
par le pillage, plus nombreux
encore ceux accompagnant les viols, surtout quand des parents ou voisins
de la femme agressée tentent de
s'y opposer.
Les multiples témoignages sur ces terribles journées donnent le tournis, et offrent d'abord l'image d'atrocités tous azimuts, sans logique ni projet autre qu'une terrorisation totale de la population dans son ensemble. Qu'on examine, parmi bien d'autres exemples possibles, un fragment du journal du révérend américain John G. Magee, président de la section de Nankin de la Croix-Rouge, à la date du 22 décembre :
« Quels spectacles j'ai vus aujourd'hui à l'hôpital de la tour du Tambour ! Le cadavre d'un petit garçon, âgé de sept ans, dont l'abdomen avait été transpercé quatre ou cinq fois à la baïonnette, et que nous ne parvînmes pas à sauver. À nouveau une femme, de dix-neuf ans, enceinte de six mois (de son premier enfant) et qui résista à son viol. Elle fut poignardée environ sept fois au visage et huit fois aux jambes, et elle a aussi une entaille profonde d'environ 5 cm à l'abdomen. C'est elle qui lui fit perdre son bébé. On la sauvera.
J'ai vu une petite fille de dix ans qui regardait l'entrée des soldats japonais avec son père et sa mère près d'un abri dans notre Zone refuge. Les militaires tuèrent ses parents et lui infligèrent une horrible blessure au coude qui l'estropiera à vie. Une autre femme, employée par l'International Export Company, était dans une maison de Hsiakwan quand les soldats entrèrent. Ils tuèrent tous les autres occupants, sans raison, et lui donnèrent au cou un terrible coup de baïonnette, probablement dans l'intention de la tuer. L'incroyable est qu'elle soit toujours en vie, quoique le Dr Wilson dise qu'elle ne pourra plus se servir d'une jambe et d'un bras (elle est morte ensuite). Un autre, un paysan, fut entraîné avec beaucoup d'autres, et abattu à la mitrailleuse comme tant de milliers de civils le furent, mais il ne mourut pas. Le docteur me dit cependant hier qu'il ne survivrait pas.»
Des soldats livrés à eux mêmes
Entrés dans Nankin le 13 décembre, les soldats japonais pillent, violent et tuent sans qu'à aucun moment leur commandement, et en particulier le prince Asaka, oncle de l'empereur du Japon et général en chef des troupes nippones, cherche à limiter leurs débordements. Les pires tortures sont ainsi accomplies sur les Chinois, sans que les officiers de l'armée occupante trouvent à y redire. La population civile (femmes, enfants, vieillards) est sauvagement massacrée, au même titre, bien sûr, que les rares militaires qui demeuraient encore dans la ville.
Après quelques jours de cette tuerie, les artères de la ville sont jonchées de monceaux de cadavres (43 000 selon la Croix-Rouge chinoise), que le climat de violences empêche de retirer pour les incinérer, engendrant des risques d'épidémies.
Des témoins, après la guerre, ont évoqué outre le caractère massif des exactions, la variété et le raffinement des supplices que les Japonais faisaient subir à leurs victimes. Des milliers d'hommes fusillés collectivement, des passants arrêtés dans la rue et immédiatement assassinés, d'autres enlevés dans leurs maisons et noyés dans le Yangzi Iiang et tout cela ne suffit pas, en effet. Les militaires savent inventer de nouveaux procédés : ils font déshabiller les Chinois puis les laissent mourir de froid, les obligent à boire du kérosène ou bien les éventrent avec leur baïonnette...
D'autres témoins racontent, après coup, les allées et venues des bandes de soldats ivres, qui se divertissent en mettant le feu à tout ce qui leur tombe sous la main : échoppes, églises, ambassades, maisons individuelles, et même, apparemment, des magasins allemands arborant la croix gammée or, le IIIe Reich est un allié du Japon.