C'étaient, nous dit Ségur, au milieu des champs, dans une fange épaisse et froide, de vastes feux entretenus par des meubles d'acajou, par des fenêtres et des portes dorées. Autour de ces feux, sur une litière de paille humide, qu'abritaient mal quelques planches, on voyait les soldats et leurs officiers, tout tachés de boue et noircis de fumée, assis dans des fauteuils ou couchés sur des canapés de soie. A leurs pieds étaient étendus ou amoncelés les châles de cachemire, les plus rares fourrures de la Sibérie, des étoffes d'or de la Perse, et des plats d'argent dans lesquels ils n'avaient à manger qu'une pâte noire, cuite sous la cendre, et des chairs de cheval à demi grillées et sanglantes : singulier assemblage d'abondance et de disette, de richesse et de saleté, de luxe et de misère !
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Entre ces étranges camps et la ville, l'Empereur rencontre de nombreux groupes de soldats traînant leur butin en poussant devant eux « comme des bêtes de somme » des Russes ployés sous le poids du pillage de la Grande Armée.
Il demeurait cependant encore debout presque un tiers de la ville. Mais le pillage allait détruire ce que le feu avait épargné — un pillage absurde, grotesque, démentiel !... Le sol est jonché de rapines que les soldats ont abandonnées pour s'emparer d'un autre butin. Nombreux sont ceux aussi qui, ivres, sont assis sur des ballots de café et de sucre, ayant auprès d'eux du vin et des liqueurs qu'ils voudraient échanger contre un morceau de pain.
Donnons la parole à des témoins pris au hasard. D'abord le baron Peyrusse : « Le soldat, couvert de boue et noirci par la fumée, assis dans un fauteuil de velours cramoisi, mangeait sa soupe dans des assiettes de porcelaine et buvait dans des verres du plus beau cristal. Des forçats, des prostituées, mêlés avec nos soldats, participaient à cet affreux pillage. A chaque pas, on se voyait accosté par un soldat qui métamorphosé en marchand, vous offrait à vil prix, des étoffes, des châles précieux qui souvent enveloppaient de mauvaises morues ou un morceau de jambon... »
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Un seul point est commun à tous : l'ivrognerie, et, bien entendu, le pillage. « J'étais riche de fourrures et de tableaux, dira B.T. Duverger ; j'étais riche de caisses de figues, de café, de liqueurs, de macaroni... » On dédaigne cependant le poisson salé et même le caviar qui surprend le palais des Occidentaux.
Napoléon, lui aussi, pille... mais à sa manière. Il donne l'ordre d'enlever la gigantesque croix d'or qui se trouve en haut de la tour d'Ivan. Elle est destinée à orner le dôme des Invalides. L'Empereur assiste à la difficile opération exécutée par les sapeurs de la Garde. Tandis que l'on s'affaire, des nuées de corbeaux volent autour de la croix.
— Il semble que ces oiseaux sinistres veulent la défendre, s'exclame l'Empereur.
La rupture d'un câble fait tomber la croix, et « la terre tremble sous ce poids _ énorme ». Trophée inutile... car la croix disparaîtra on ne sait où pendant la retraite !
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