C'est curieusement après la mort de son propre enfant que la rumeur publique a pris naissance, que dans son dos on commence à désigner Jeanne sous le nom d'Ogresse de la Goutte d'Or. C'est Mme Le Rigoleur qui lui a trouvé ce surnom.
Pourtant ses belles-soeurs ont continué de faire confiance à Jeanne. La preuve en est que Blanche et Marie, qui a amené son fils Maurice avec elle, sont venues passer la journée du 5 avril à la Goutte d'Or.
L'après-midi, pendant que Maurice fait la sieste sous la garde de sa tante Jeanne, Marie est allée acheter une voilette pour Jeanne. Blanche s'est rendue dans une pharmacie.
A leur retour, elles ont trouvé Jeanne, aidée par un voisin qu'elle a appelé au secours, en train de ranimer Maurice qui suffoque.
Quand enfin le docteur Moock, que Blanche est allée chercher, arrive, l'enfant va mieux. Mais le médecin ordonne tout de même de le placer en observation à l'hôpital Bretonneau. Le diagnostic de l'interne, lorsqu'il reçoit l'enfant dans son service, atterre Blanche et Marie :
— A mon avis, on a tenté de l'étrangler.
Avant de porter plainte contre Jeanne, les frères Weber ont réfléchi trois jours. Charles et Marie, les parents de Maurice qui maintenant va tout à fait bien, se décident les premiers, suivis par Pierre et Blanche, puis par Léon et Charlotte.
Jean Weber reste neutre.
Il ne fait rien pour accabler sa femme. Rien non plus pour la dédouaner.
Simplement, il boit un peu plus, lui ; quelque temps après, il prend une maîtresse. Et pendant ce temps-là la machine judiciaire tourne...
C'est vraiment sans partialité aucune que le juge Leydet est persuadé de la culpabilité de Jeanne. Tout y concourt, aussi bien les faits que les témoignages.
De plus, aux plaintes déposées par les frères Weber est venue s'ajouter celle d'un certain M. Alexandre, qui accuse Jeanne Weber d'avoir tué sa fille Lucie dans des conditions singulièrement ressemblantes à celles dans lesquelles sont morts les enfants Weber :
— Jeanne Weber s'était déjà occupée, à ma plus grande satisfaction, de ma fille, quand en 1902 celle-ci tomba malade. Jeanne Weber, de sa propre autorité, l'enleva à la femme qui en avait la garde et l'amena chez elle. Le soir même, Lucie y mourait d'une pneumonie m'a-t-on dit à l'époque, mais maintenant je sais bien que c'est elle, l'Ogresse, qui l'a tuée...
Seules les autopsies n'accablent pas Jeanne Weber. On n'a certes pas décelé la moindre trace suspecte sur les corps mais, malgré l'état parfait de conservation, il n'a pas été possible de déterminer avec certitude la cause des décès. Tout au plus peut-on affirmer, et c'est ce que font les docteurs Thoinot, médecin légiste, et Ogier, directeur des laboratoires de toxicologie, qu'il n'y a eu ni strangulation ni empoisonnement.
L'enquête sur Jeanne elle-même, n'a rien appris qui permette de se faire une idée précise de sa vraie personnalité. On a retenu que l'accusée ne présente aucune forme d'aliénation mentale; qu'elle est nerveuse mais pas d'une manière pathologique. On a également noté chez elle une tendance à la maniaquerie mais qui peut s'expliquer par son métier de femme de ménage.
Quant au fait qu'elle se dise persécutée par de mystérieux ennemis, il peut trouver sa source dans le peu de sympathie que Jeanne Weber suscite chez ceux auxquels elle ne s'intéresse pas.
On ne sait pas qui a conseillé à Jeanne Weber de s'adresser au meilleur avocat de l'époque pour assurer sa défense. Mais toujours est-il que Me Henri-Robert a accepté de la faire assister, tout le temps de l'instruction, par son secrétaire, Me Dessaigne.
Les jurés, le président, l'avocat général de ce procès qui s'est ouvert le mardi 30 janvier 1906 sont bien ennuyés. Ils ne parviennent pas à donner le moindre avis. Avant que les témoins commencent à défiler, le président déclare que si l'affaire n'est pas venue devant les assises de la Seine en novembre 1905 comme cela aurait dû être, c'est parce qu'il a eu des scrupules : qui lui ont fait demander un supplément d'enquête.
— Le rapport ne conclut d'une manière formelle ni en faveur de l'innocence de l'accusée ni de sa culpabilité... En mon âme et conscience, je dois reconnaître qu'un doute subsiste.
Et de fait toutes les présomptions, les accusations qui pèsent sur Jeanne Weber tombent, à mesure que le procès se déroule.
— Je n'ai pas vu l'accusée étrangler ma petite fille, avoue Mme Le Rigoleur à propos de la mort de Germaine.
— Je n'ai jamais affirmé qu'une des petites filles ait été étranglée. C'est faux, corrige le docteur Moock.
— Je n'ai pas employé le mot de strangulation, mais celui de constriction à propos du jeune Maurice Weber que j'ai examiné dans mon service, déclare le docteur Sevestre, médecin-chef à l'hôpital Bretonneau.
Les experts confirment leurs examens et ajoutent :
— Pour ce qui est de la jeune Suzanne dont on sait qu'elle est morte dans les bras de son père, on peut conclure qu'elle n'a pas été étranglée. Car l'effet de l'étranglement cesse dès qu'on relâche la pression ; la vie revient avec l'air qui pénètre à nouveau dans les poumons. Suzanne n'a pas été étranglée. Comme sa soeur et ses cousines, elle est morte de convulsions.
Et ce qui ne se produit jamais dans un prétoire arrive. C'est l'avocat général, l'accusateur public, qui demande lui-même l'acquittement de l'accusée, incapable qu'il est de croire plus longtemps à sa culpabilité.