Le grand dérangement
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Quand, en 1962, il leur avait fallu prendre les chemins d'exil, ils l'avaient fait, inconsciemment, avec les souvenirs de 1945, leurs propres souvenirs mais aussi ceux de leurs frères, leurs pères, leurs amis. Ils quittaient ce qui avait fait toute leur vie, un village brûlé de sirocco, mais l'anisette était si fraîche dans la demi obscurité du café, une terre ingrate qu'il fallait violenter pour qu'elle se soumette, mais quelle fierté d'arracher au sol des récoltes superbes, de faire chaque automne des vendanges historiques. Les citadins, eux, avaient connu la complicité des jours de travail, les amis, le charme des tramways bondés, le repos du soir à califourchon sur une chaise à savourer le bonheur de ne rien faire. Il valait mieux ne pas évoquer devant eux la mer, qu'elle soit amie, complice et tiède, oh si tiède, ou violente, coléreuse avec ses gifles, ses paquets de vagues qu'elle vous jetait à la figure comme un défi.
Et voilà qu'ils s'étaient retrouvés, la peur au ventre, après avoir, pendant des heures, espéré un départ, et quand, enfin, ils partaient, ils étaient entassés dans des navires qui avaient connu des départs moins tragiques et ils enviaient ceux qui avaient pu prendre un avion. L'arrachement avait été pour eux plus brutal peut-être mais au moins ils n'avaient pas vu l'Algérie les quitter lentement, s'effacer peu à peu pour n'être plus qu'une ligne sur l'horizon. Une ligne qui n'en finissait plus d'être la dernière sur une page qui se tournait. Une autre page les attendait à l'arrivée qu'ils auraient bien aimé ne pas avoir à lire ni à écrire, un véritable cahier de doléances où s'inscrivait, bien malgré eux, leur désespoir, leur étonnement d'un accueil méfiant, parfois hostile, une incompréhension, début d'une colère qui pour certains ne les quittera plu, On a parlé d'exode, d'exil, de rapatriement mais il y a un mot que l'on a employé, au XVII[e siècle pour qualifier le déplacement forcé de la communauté française du Canada vers le sud des Etats-Unis. On a parlé alors de «grand dérangement». Pour les pied, noirs aussi ce fut un grand dérangement, un dérangement total, physique, moral, social, affectif.

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Exode des Pieds-Noirs