La baraka de Tuck

Les As

Robert S. Tuck, est l'un des plus fameux pilotes de chasse au monde. Deux collisions en plein vol, des descentes en parachute, un plongeon dans la Manche... Le feu à bord, le pare-brise en miettes, la verrière emportée, du plomb dans les ailes... Il est toujours là. Abattu à quatre reprises, deux fois blessé, il reçut le surnom d'immortel.
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A qui blufferait le plus longtemps

duel aérien pendnat la bataille d'Angleterre
Ce jour-là, ce fut un beau cirque. Il y avait des Messerschmitt 109, des Hurricane, des Spit, des 110 et quelques Ju 88. Tuck n'en avait jamais tant vu dans si peu de ciel ! Il jubilait.
Loin devant lui, en dessous, deux 88 passèrent, très près l'un de l'autre. Il abandonna la mêlée générale pour les suivre. Il les rejoignit, les dépassa, puis se laissa tomber au ras des vagues, fit demi-tour et les attaqua de front. Celui de gauche se cabra violemment quand il encaissa la rafale. Un véritable poisson volant ! Puis une aile s'inclina et tout finit dans un tourbillon d'écume. On aurait dit l'éclatement d'une charge sous-marine.Tuck redressa vite, fit un demi-looping suivi d'un demi-tonneau et piqua à fond sur le second. Il le dépassa, vira de bord pour revenir dessus. Lentement, des traçantes venaient à lui. Sous cet angle, il ne les voyait pas comme des traits continus, mais une à une, comme une guirlande de lampes électriques. Le spectacle était d'une beauté surprenante, à les voir briller ainsi dans le soir tombant. D'abord hors de portée, en se rapprochant, il se trouva exactement dans le fuseau en provenance du mitrailleur avant, les traçantes lui arrivant en plein visage. Il se concentra pour tirer et vit distinctement ses balles qui pénétraient dans la verrière du bombardier.
Bien détachée à contre-jour dans le soleil couchant, la silhouette de l'ennemi restait en place dans son collimateur et grossissait avec une incroyable rapidité tandis que de petits éclats bleus scintillaient à son contact.
Il eut soudain la révélation que celui-là n'était pas comme les autres. Celui-là était dangereux. Il n'allait pas s'arrêter de tirer, il n'allait pas rompre le combat, indifférent au plomb qu'il encaissait.
Celui-là irait jusqu'à la mort. Peut-être était-il déjà mort !
La silhouette remplissait maintenant tout l'horizon. Il serra les dents et continua à tirer jusqu'au dernier moment... et même au-delà. Il se rendit compte qu'ils allaient percuter, chacun espérant que l'autre cesserait son bluff, qu'ils ne pouvaient plus éviter l'accouplement final !
Ce fut un réflexe simple, un réflexe d'animal qui commanda la manoeuvre. Manche au ventre et pied à fond. Le Spit partit en virage en accrochant l'aile droite du bombardier. Une question de centimètres, une question de centièmes de seconde. Dans ce virage en montée, il fut, pour l'adversaire, la cible idéale. Il reçut plusieurs coups. Sur tous les cadrans, les aiguilles dansèrent. Le moteur modifia sa chanson. Un chant d'agonie.
« Avec ce qui me restait de vitesse j'essayai de remonter à cinq cents mètres. Je n'étais qu'à vingt kilomètres de la côte, mais j'avais la certitude que je ne l'atteindrais pas. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi le moteur ne me lâchait pas une bonne fois. En fait, il grinçait toujours. Je n'en revenais pas et lui étais reconnaissant de chaque seconde supplémentaire dont il me faisait cadeau.
Tandis que je me hâtais vers la côte, je vis le Ju 88 qui, au ras des flots, faisait route vers son rivage à lui. Une grosse fumée noire l'accompagnait. Il laissait sur l'eau un sillage d'huile. J'avais la consolation de me dire qu'il n'avait pas plus de chances que moi.
»
C'est ainsi qu'ils prirent congé l'un de l'autre, après s'être affrontés de leurs canons et de leurs volontés.
Ces moments-là, dussent-ils tous les deux vivre cent ans, aucun des deux pilotes ne les oublierait. Deux hommes qui ne se connaissaient pas et qui, certainement ne se rencontreraient jamais plus. Pourtant, s'ils devaient véritablement survivre, loin l'un de l'autre, ils allaient devenir comme des frères, chacun d'eux respectant, admirant, célébrant la mémoire de l'autre, comme seuls deux vrais amis pouvaient le faire.
Ce n'était pas le moment, bien sûr, de se laisser aller au sentiment. C'était le moment, pour Tuck, de se dire qu'il avait bien de la chance que le Ju 88 soit dans le même état que lui et de souhaiter à son ennemi de disparaître en mer, ce qui soyons logique, arriva sans doute.

Ou sauter ou se poser sur l'eau

Maintenant, après bien des années, dans sa ferme du Kent, il se demande encore si l'Allemand a pu regagner le rivage ou amerrir sans dommage, si le pilote est toujours vivant, quel est son nom, quelles sont ses habitudes, où est sa maison, s'il boit de la bière et s'il se demande, de son côté, ce qu'est devenu Tuck...
En tout cas, le moteur donnait toujours. Le pare-brise était noir d'huile. Les températures avaient dépassé toutes les limites permises et les pressions étaient toutes aux environs de zéro. Mais ça tenait toujours. Ça volait, comme par habitude. Chaque tour de l'hélice était un bienfait inespéré. Ce moteur aurait dû être grippé, solidement, depuis déjà longtemps !
Je savais que ça ne pouvait pas durer et je pris la décision de me lancer en parachute dans la Manche. Ce n'était pas une perspective encourageante. Même depuis ma collision d'avant-guerre, j'avais un préjugé contre le parachute. Mais l'alternative était claire : ou bien tenter de se poser sur l'eau ou bien se confier au parachute. Ce qui me parut le moindre mal. C'est pourquoi j'ouvris ma verrière, décrochai mes bretelles et me libérai de toutes mes attaches, sauf la radio.
Ça allait de plus en plus mal. Le cockpit plein de vapeurs d'essence, une forte odeur de caoutchouc brûlé et de métal porté au blanc, me firent vomir. Je commençais à envisager l'explosion. Mais je ne voyais pas de flammes. Et malgré tout, il volait encore ! Et tandis que je bénissais les ingénieurs qui avaient dessiné cette mécanique, je passai au-dessus de Beachy Head.
Je commençais même à me demander si je n'atteindrais pas mon terrain. C'est alors qu'une flamme vint me lécher le pied, accompagnée d'un bruit inquiétant de lampe à souder. Cette fois, je me débarrassai du fil de la radio et je me hissai pour sauter, quand il y eut un grand boum ! Un sifflement, et un jet d'huile noire m'atteignit en pleine figure. Heureusement j'avais encore mes lunettes. J'en pris plein la bouche et plein le nez. Je fus rejeté sur mon siège, suffocant, crachant. Il me fallut un certain temps pour me débarrasser de toute cette saleté et pour essuyer mes lunettes. Cependant, j'avais bien perdu au moins trois cents mètres. Si je ne me dépêchais pas, mon parachute deviendrait inutile.
Ce n'était pas la méthode classique pour abandonner un avion en vol : je me contentais d'agripper un bord à pleine main, de me hisser et de me laisser partir
la tête la première. Dès que mes pieds eurent quitté le bord, je tirai de toutes mes forces sur la poignée d'ouverture. Il me sembla que ce fut instantané. L'huile s'était étalée sur mes lunettes et je ne voyais plus rien. Je les retirai. J'en reçus plein les yeux. J'étais en train de m'essuyer quand je touchai le sol.
Ce fut une mauvaise chute. Il se tordit la jambe et fut traîné par le vent. Le Spit en feu était tombé à quelques centaines de mètres de là. Tuck fut récupéré par le châtelain des environs qui appela son médecin. On lui prépara un dîner et un lit. Mais à peine eut-il fini de vomir qu'il se précipita au téléphone pour prévenir son unité. Comme il était debout, il estima que c'était une raison suffisante pour refuser de se coucher. Il accepta de prendre un bain et laissa la baignoire du châtelain dans un drôle d'état. Malgré les protestations du médecin, il réclama une canne et descendit prendre le thé avec toute la famille rassemblée.
Puis, il tomba comme une masse. On le remonta. Il dormit trois heures. Au réveil, sa jambe allait mieux. Le fils de la maison le reconduisit en voiture à Biggin Hill où il trouva un Spit de réserve disponible.

Monsieur le commandant, voici ma croix de fer

A Biggin Hill, tout ce qu'on put lui offrir fut une chambre à l'hôpital. Le client de la chambre voisine était le pilote d'un Ju 88 abattu près de l'aérodrome. Il était tout jeune et paraissait assez mal en point. Il n'arrêtait pas de tousser. Une tignasse blonde comme les blés, un teint rose de bébé, de grands veux bleus rêveurs. A l'examen, ses blessures n'étaient pas très graves : des brûlures aux mains et aux bras, une côte fracturée et une coupure à la tête. Il était encore sous le coup du choc. Tout le bel attirail de l'orgueil germanique, il l'avait laissé de côté et donnait plutôt l'impression d'un enfant perdu, avec une grosse peine, comme un écolier dont la dernière fredaine vient d'être découverte. Une grosse peine d'adulte, trop lourde pour lui !
Tuck lui offrit une cigarette. Ils virent bientôt qu'ils étaient capables d'engager une conversation avec un peu d'anglais et un peu d'allemand.
Puis Tuck s'arrêta net. Une image venait de s'imposer à lui. Celle du prisonnier de guerre et de sa misérable condition de bête parquée.
Il remarqua que sur la chemise de nuit que lui avait fournie l'hôpital, le jeune Allemand avait épinglé sa Croix de Fer.
— Je vois que vous êtes décoré...
— Oui. Croix de Fer de seconde classe... Et ceci est le ruban de la D.F.C., n'est-il pas? Monsieur le Commandant?
— Exact.
— Combien de victoires a Monsieur le Commandant?

Tuck n'aimait pas ça. C'était peut-être la seule question qu'il redoutait dans cette situation. Cela lui semblait indécent. Sa voix devint coupante.
— On m'en a attribué onze.
Intentionnellement, il ne comptait pas celles qu'il venait de remporter le jour même et plusieurs autres dont il n'était pas sûr qu'elles soient homologuées. L'Allemand réfléchit quelques minutes en silence. Il se dressa pour s'asseoir sur son lit. Il scrutait l'Anglais du regard pour voir s'il disait vrai. Puis il se lança dans une longue série de questions auxquelles Tuck répondit d'abord par monosyllabes, et finalement avec de plus en plus de chaleur, parce que c'étaient de bonnes questions, venant d'un autre pilote de guerre, des questions sur leur métier, sur leur vocation. Il oublia bientôt son embarras momentané et se mit à bavarder avec autant de laisser-aller et de passion que s'il avait été avec un de ses jeunes pilotes.
Pour finir, l'Allemand eut un geste imprévu. Très solennellement, il retira sa Croix de Fer et la tendit à l'Anglais.
— Monsieur le Commandant, je voudrais vous l'offrir. Pour moi, la guerre est finie. Pas pour vous. Je serais heureux de savoir, tant que je serai enfermé dans un camp, que ma croix est toujours en vol, toujours libre. Je vous en prie, acceptez-la. Portez-la chaque fois que vous volerez. Je souhaite qu'elle vous porte bonheur.
Tuck ne voulait pas accepter, mais le garçon tint bon. Alors, sans savoir, pour une fois, trouver ses mots, il la prit et promit de ne pas la quitter.
Il sortit de l'hôpital le lendemain matin et ne revit jamais le jeune Allemand. Quelques jours plus tard, il s'aperçut qu'il ne lui avait même pas demandé son nom, et le regretta amèrement
Tuck, as anglais pendant la bataille d'Angleterre

Combat dans les nuages

Une semaine exactement après cette aventure, il eut encore un coup dur. Encore une fois, il eut de la chance.
Accompagné de Holland et de Mottram, il était parti pour intercepter un avion non identifié au-dessus de Swansea. Il remarqua de grandes traînées de fumée sur les docks de Pembroke touchés la veille. C'était exactement comme sur Dunkerque : un noir ruban huileux qui se répandait en filets sur une masse de nuages blancs.
Le contrôle leur avait donné un cap. On leur avait dit aussi qu'un caboteur avait été attaqué par un Dornier 17. Ils virent bien le bateau, mais pas l'avion. Pourtant, une bombe venait d'être lâchée sur l'eau. Le Dornier n'était forcément pas loin. Il fit le tour du caboteur et grimpa au travers des nuages. Au-dessus, calme complet. Tuck dit aux autres de rester au-dessus des nuages tandis qu'il redescendait. Au-dessous, rien. Mais un autre panache d'écume s'élevait tout près du bateau !
L'espace d'une seconde il aperçut le Dornier qui rentrait dans les nuages. Pleine gomme, il le suivit. Arrivé dans le coton, il réduisit pour ne pas risquer de le dépasser. Il était assez vexé de l'avoir perdu.
Plus d'une minute. Rien.
Et le Spit se mit à faire des sauts de cabri. Une série de petits bruits mats. Il avait été touché !
Ça alors ! Il était refait. Le mitrailleur arrière du Dornier avait donc des rayons X à la place des yeux? Rien à faire pour éviter son tir. Les petits bruits mats se multipliaient. Les sauts de cabri aussi... Si seulement il pouvait le voir ! L'aile gauche se mit à vibrer. Il y vit deux trous. En virant à droite il l'aperçut enfin. Ils étaient en vol de groupe, l'un au-dessous de l'autre ! Fermant les gaz, il s'enfonça derrière l'Allemand sans plus se soucier du mitrailleur qui tirait si bien. Ouvrant les gaz, il fut sur lui. A cinquante mètres, il tira une longue rafale. Puis il s'éleva et se mit en bonne position pour le tirer par en dessus, un peu de côté, de gauche à droite, sur toute sa longueur. Littéralement, il le scia en deux. Mais il arrivait à la limite de la perte de vitesse et décrocha.
Son moteur en avait pris pas mal. En reprenant sa ligne de vol, il put voir, dans le ciel clair, le Dornier qui plongeait verticalement jusqu'à la mer pour s'y écraser à quelques mètres du bateau.
Tuck avait calculé qu'il ne pourrait pas atteindre le rivage et se résignait à sauter encore une fois, quand le moteur reprit un peu. Après tout, la côte n'était pas tellement loin !... Le moteur s'était arrêté. Nouveau calcul. Nouvelle décision. Il atteindrait le rivage en vol plané et s'y poserait sur le ventre.
Il maintint sa vitesse à un cheveu du décrochage, s'appliqua à rester calme, tout à sa manoeuvre, prêt à deviner la moindre intention de l'avion. Il se dit une fois de plus : Aide-toi, le Ciel t'aidera.
Et il réussit.
Mais la chance abandonna Tuck. Le 22 janvier 1942, son Spitfire est abattu par la D.C.A. aux environs de Boulogne, alors que sa dernière rafale a détruit un camion bourré de soldats allemands. Il saute en parachute. Capturé, il s'attend à être lynché par les survivants. Ils le traînent brutalement en hurlant, devant les cadavres, puis tout à coup, ils éclatent de rire.
— Gut schot, Englaüder...
Et ils montrent à Tuck la cause de leur hilarité. Un de ses obus s'était logé dans l'affut d'un canon de 120 mm le faisant exploser. Ce détail avait fait oublier les morts.
Il parviendra à s'évader en janvier 1945.