Quiconque a habité en Allemagne dans les années trente, et que ces problèmes intéressaient, ne peut oublier le navrant déclin du niveau culturel d'un peuple chez qui la culture s'était maintenue à un degré si élevé pendant si longtemps. C'était inévitable, bien sûr, à partir du moment où les chefs nazis décidèrent que les arts, les lettres, la presse, la radio et le cinéma devaient servir exclusivement à la propagande du nouveau régime et de sa philosophie barbare. Aucun écrivain allemand de quelque importance, à l'exception d'Ernst Jünger et d'Ernst Wiechert, ne fut publié en Allemagne sous les nazis. Presque tous, Thomas Mann en tête, émigrèrent; les rares qui restèrent demeurèrent silencieux ou furent réduits au silence. Tout manuscrit de livre ou de pièce de théâtre devait être soumis au ministère de la Propagande avant de pouvoir être publié ou joué.
Suivant les termes d'une déclaration d'étudiants, était condamné à être détruit par les flammes tout livre « qui a une action subversive sur notre avenir ou porte atteinte aux racines de la pensée allemande, du foyer allemand, et des forces motrices de notre peuple ».
Le docteur Goebbels, nouveau ministre de la Propagande, qui allait. à partir de ce moment, mettre la culture allemande dans la camisole de force nazie, s'adressa en ces termes aux étudiants, tandis que les livres étaient réduits en cendres : « L'âme du peuple allemand peut de nouveau s'exprimer. Ces flammes n'illuminent pas seulement la fin définitive d'une ère; elles éclairent aussi l'ère nouvelle. »
Le soir du 10 mai 1933, environ quatre mois et demi après qu'Hitler fut devenu chancelier, une scène se déroula à Berlin comme on n'en avait pas vu dans le monde occidental depuis le Moyen Age. Vers minuit, une retraite aux flambeaux dans laquelle défilaient des milliers d'étudiants vint s'arrêter sur une place de Unter den Linden, en face de l'Université de Berlin. A l'aide des torches, le feu fut mis à un énorme tas de livres rassemblés là et, quand les flammes montèrent, d'autres livres furent jetés dans le brasier, et finalement quelque vingt mille volumes furent brûlés. L'incendie des livres avait commencé.
Parmi ces livres jetés dans les flammes à Berlin ce soir-là par de joyeux étudiants, sous l'oeil approbateur du docteur Goebbels, il y en avait qui avaient pour auteurs des écrivains de réputation mondiale.